Baroud d'honneur
Le problème avec les bars branchés, c’est qu’ils nécessitent une initiation. Quand on n’est pas branché soi-même, évidemment. Le branché est quelque chose qu’on acquiert génétiquement, ou alors à grand peine. On est in de naissance, ou par chance ou par persévérance. En tous les cas, ça ne vient jamais tout seul.
C’est pour cela que je navigue dans les rades médiocres de la ville ; parce que j’attends passionnément que ça vienne tout seul. C’est pareil pour tout, et ça fonctionne pour les bars aussi bien que pour le reste. Ça ne fonctionne pas.
Au Chariot, les étudiants se pressent pour boire bières ou mojitos, et les professeurs pour boire du vin. Pour être exact, il faut dire qu’il y a des étudiants buvant du vin, et quelques bières versées dans le corps enseignant. Il y a du roots, du casual, du jean-basket, du relâché. De l’estudiantin, quoi. Et il y a moi. Chaussures italiennes en-dessous d’un trois-pièces bien taillé. Avec la pochette blanche, façon James Bond. Le décalé est un art pour lequel je n’ai aucun talent. En attendant, je sirote un Martini.
En face de moi, Marina boit son second whisky. La beauté froide de Marina. Beauté sans charme d’une femme sèche. Rouge-à-lèvre pourpre au creux d’un visage pâle. Marina et ses cheveux fins. Marina, la femme de papier glacé. Marina l’insensuelle. Elle baise avec fureur pour oublier son manque de sensualité. Elle nique trash, copule sanglant. Elle est incapable de jouir, et tout juste capable de faire jouir. Mais à la fin, ses yeux vides finissent par attendrir. Marina ne partage d’intimité que l’instant coincé entre l’exultation feinte et le premier soupire de nicotine. Marina dort seule, évidemment. Je la crains, certainement autant que je la plains.
L’endroit mérite qu’on s’y attarde. Parquet laqué surmonté de tables de bistrot parisien. Le bistrot parisien est tellement copié en province qu’il ne doit plus avoir grand-chose de parisien. Point presse au centre, journal local en dizaines d’exemplaires. On se tient au courant chez les étudiants. Il y a quelques livres sur les étagères, sur la fission nucléaire, sur l’étude comparée de la littérature allemande et française, des essais et quelques romans. Et le catalogue de La Redoute.
Marina aime son métier. Et le pratique mieux que beaucoup. C’est pour cela qu’on l’a envoyée me chaperonner. Moi, l’essoufflé. Moi l’obsolète. Le désuet, le dépassé, le bientôt-bon-pour-la-casse. Je sais que je serai éliminé de l’équation d’ici peu. C’est déjà un miracle que je sois là ce soir. Je l’attends presque, cette libération. Elle sera forcément violente – on ne tire pas sa révérence comme ça, dans ma branche – mais ce sera une libération. Après, quoi qu’il arrive, je pourrai enfin respirer. Trouver des motifs de fierté. C’est important je crois, être fier de quelque chose. Moi, pour le moment : rien. J’ai beau chercher : rien.
Encore un contrat, et je serai proche de la fin. Proche de la retraite. Proche des retrouvailles. Moi qui rencontre je. Je qui trouve enfin moi. J’ai hâte d’y être. Je n’y crois pas trop, mais j’ai hâte d’y être.
Prendre l’air, puis en finir.
« Je fume une clope, et on s’y met ? »
- Parfait
La rue est fraîche et calme. Les fumeurs fument et les voitures stationnent. J’allume ma cigarette à côté d’un type qui se roule la sienne. Je hais ceux qui roulent leurs cigarettes. C’est toujours la même chose. Une suite de bruits agaçants. Froissement du papier qu’on tire, du paquet qu’on ouvre, du tabac qu’on saucissonne, du paquet qu’on referme. En raclant bien le tabac, ne surtout pas en perdre un grain ! Grincement de mes dents à chacune des étapes. Envie de tuer presque irrépressible. Tout ça pour une clope rachitique roulée approximativement.
Dans la vitre se dessine nettement le reflet d’une Laguna. Garée un peu plus loin dans la rue. Deux hommes au volant. Balèzes. Genre gardes-du-corps, ou hommes de main. Avec le bout rouge incandescent du tabac qu’on aspire. Je me retourne au moment où la vitre conducteur se baisse. On me fait signe qu’on me surveille. Vous savez, les deux doigts qu’on se plante dans les yeux avant de les jeter sur l’autre. Le regard de Dieu sur Caïn. C’est ça. Je suis un pécheur surveillé par d’autres pécheurs.
Marina aussi me regarde. Elle semble s’impatienter. Vu du côté froid de la vitre, elle semble vraiment charmante. Une petite fille un peu capricieuse, de celles qu’on aime le plus aimer.
Allez, en piste. Un dernier contrat pour la route. Après, je verrai plus clair, normalement. J’écrase ma clope dans le cendrier, et sors mon Glock. Dans les yeux de Marina vient de s’allumer une lueur. Intense. Quelque chose proche de l’extase.
La porte du Chariot claque.
« Ceci est un hold-up ! Alors on lève les mains, et on fait pas le con ! »