Des bleus au coeur
- Je préfère que tu m’appelles « ta fiancée" . Pas « compagne » , ça fait vieux couple. Pas « petite-amie » , ça fait gamin. Fiancée, c’est plus joli. Ça dit qu’il y a encore de la passion. Il y a encore de la passion, non ?
- On est marié, alors pourquoi pas « mon épouse » , ou « ma femme » , tout simplement ?
- Et les noces d’or, c’est pour quand ?
- Mais Charlotte, tous les mariés du monde disent ma femme, mon mari.
- Oui, mais toi tu m’aimes encore, non ?
- Tu sais bien que je t’adore.
Charlotte sort une pile de livres d’un carton, et va les ranger dans la bibliothèque du living. Charlotte fait la tête. Le mot est une substance chimique ténue, qui opère les plus violentes altérations, disait Barthes. Dîtes à une femme que vous l’adorez quand elle vous demande de l’aimer, et vous comprendrez. Elle aussi. Vous pouvez vous raisonner, vous dire que parler de passion après vingt ans de mariage - elle devait bien se douter… - , est toujours un peu périlleux. Mais au fond, vous savez que le couple digère mal les rappels à la réalité.
Vous savez, j’admire les médiocres qui ne sont pas conscients de l’être. Ils commenceraient un texte comme ça, assez fiers d’avoir placé une citation de Barthes au passage, sûrs d’avoir débusqué un dessous des cartes, d’avoir atteint une vérité fondamentale du couple, d’avoir touché au but. Ils ne se rendraient pas compte qu’ils ne tiennent ni Charlotte, ni son mari. Que ce sont deux personnages sans corps ni esprit, sans chair ni vie. Ils ne verraient pas l’attaque un peu convenue sur un sujet presque épuisé. Ils verraient à peine qu’ils feront forcément moins bien que Yasmina Reza*, qu’ils versent dans le rance autant que les humoristes évoquant belle-mère et amant dans le placard.
Oui, je me crois lucide. J’ai démarré ce texte, je sais que Charlotte ne m’est pas intime, pas plus le mariage, pas plus que je ne connais le prénom du narrateur. Me voilà au début d’un texte sans sujet et sans chair. Un texte creux, forcément, puisque même moi je ne l’habite pas.
Comment tout cela a commencé ? Imaginez un type à son bureau. Il aime écrire, rien de plus. Il n’aime pas raconter des histoires, il veut dire des choses. Présenter sa vision du monde. Il a le cerveau en forme de calculatrice, équation constante, intégration des variables nouvelles, assimilation des données, fulminations intempestives. Le genre de type qui s’assoit en terrasse d’un café et dont la tête bourdonne du petit million d’histoires qui l’entourent. Qui laisse naître l’aventure à la faveur de vêtements débraillés, qui présume coupables les gens un peu trop silencieux.
Imaginez ce même gars, obnubilé par un seul sujet, dont le souvenir s’estompe petit à petit. A son grand étonnement. Vous voulez savoir ? Il savait que son premier amour était tout ce qui l’intéressait. Sa seule valeur. Son étalon-or. Sa défaite de 40 et sa victoire de 45. Il savait ça, mais s’est rendu compte que le temps efface jusqu’aux essentiels. Que tenir une seule matière ne la protège pas plus des éléments. Qu’on est pas plus capable pour ce qu’on aime que pour ce qu’on n’aime pas.
Alors il a dû recommencer à vivre. Connaître de nouvelles matières à protéger, apprendre à laisser aller les choses. Lâcher prise, puisqu’on n’a prise sur rien. Il s’est marié. Une collègue de boulot. Classique. Trois étapes : d’abord il a cru que l’aventure était le monde, ensuite l’aventure est devenue intérieure. Finalement, même intérieure, elle n’en vaut pas franchement la peine. Alors rien d’exaltant. Jouer le jeu. Rien de plus. Construire, petit à petit. Au fur et à mesure. Choisir la bonne partenaire de rien. Pas d’enfant. Stérilité présumée. Gagner sa vie pour repousser les murs. Deux pièces, trois pièces. Acheter une maison à la campagne. La campagne, c’est la mort. L’univers des gens assis (fauteuil, canapé, voiture), l’univers de l’absence de l’autre, de l’avachissement généralisé du corps.
Défaire ses cartons et buter sur les mots. Voir sa femme réécrire l’histoire. Chercher son qualificatif. Vouloir embellir, pour l’officiel. C’est beau, les gens qui veulent masquer leur défaite. Ceux qui se battent pour un dernier ridicule. Ma femme est de ceux-là. De ceux qui sauvent un peu les meubles dans la débâcle, la photo de mariage dans l’inondation, ceux qui essaient de chanter sur le retour de la retraite de Russie.
Charlotte pleure sur un exemplaire de Cent ans de solitude, de G.G. Marquez quand je l’enlace.
- Et pourquoi je ne dirais pas « Mon amour : Charlotte » ? Ou « ma chérie » ?
- Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre, les voisins, que je sois ton amour ? Et puis tu ne m’as jamais aimée !
- Tu es la plus belle personne que j’aie rencontrée. Et puis pour me supporter vingt ans, la plus courageuse aussi. La tarte est prête ?
- Je crois que oui. Tu sais, moi je t’aime.
- Moi aussi, je t’aime.