Sur Anna Akhmatova, Nadejda Mandelstam, Le bruit du temps
J’ai la preuve que les livres sont des êtres à part entière. J’en avais le pressentiment jusque-là, chevillé au corps comme une évidence persistante. Les livres sont des êtres à part, des petites choses qu’on rencontre comme on rencontre quelqu’un. Il y a les rencontres heureuses, les promesses d’entente durable, les coups de foudre instantanés, les échecs, les promesses non tenues. L’ennui qui s’installe parfois et qui éloigne à jamais. La pureté d’un style qui a fertilisé des phrases et des phrases. Les voyages ensemble à être ébloui, bouleversé, modifié. Des conquêtes de centaines de pages desquelles on sort tout altéré, restauré ou mis en doute. La dernière fois que j’ai couché, c’était avec des mots.
Il y a les rencontres fortuites. On écoute une émission de radio fétiche, on entend un nom, on apprécie ce qui se dit. On tend alors l’oreille, on note le nom et l’adresse. On veut voir par nous-mêmes. Rencontrer cet énergumène qui mérite d’être évoqué sur les ondes.
Bref, il y a quelques mois sortait, au Bruit du temps, un livre de Nadejda Mandelstam : Sur Anna Akhmatova.
Pour les quelques uns qui me connaissent un peu, il ne devait pas y avoir tellement d’espoir de voir quelque chose sortir de ma rencontre avec la poésie russe. Avec la poésie tout court, déjà, il n’y avait pas d’évidence. Mais certaines rencontres fonctionnent peut-être si bien parce qu’elles sont improbables dans leurs fondements.
Je parle de moi, je parle de moi, mais justement ! Le livre de Mandelstam est un recueil de souvenirs sur son amie Anna Akhmatova. Une sorte de biographie intime, mais sans être une biographie. Sans la précision factuelle d’une biographie, mais avec la vérité fondamentale de l’être qu’on raconte. Et dans ce type de récits, la personne qui se dévoile le plus, celle qui apparaît en creux, en filigrane, entre les lignes, c’est l’auteur. Dans le livre de Félicité Herzog sur Maurice Herzog (Un héros, Grasset), j’avais plus été ému par le destin de Félicité que par celui de son père. Une femme qui essaie de vivre sa vie entre les ombres écrasantes d’un paternel héroïque et tyrannique et d’un frère mort. Je ne sais pas pourquoi, je trouve toujours intéressants les gens qui décident de raconter la vie des autres. Il y a là-dedans des mécanismes qui me touchent.
Chez Nadejda Mandelstam, on en est à une forme de paroxysme. Nadejda Mandelstam, épouse d’Ossip Mandelstam, et amie intime d’Anna Akhmatova. Deux des plus grands poètes russes du XXème siècle, deux personnalités très fortes et particulièrement persécutées par le régime soviétique. Nadejda qui a appris à apprécier la poésie grâce à eux, qui a appris par cœur les vers de son mari pour qu’ils ne disparaissent pas dans un énième autodafé. « Le plus important, c’était de tout garder en mémoire – si jamais on m’envoyait dans un camp, que me resterait-il là-bas, si j’oubliais les poèmes ? ». Nadejda qui devait exister entre ces deux-là. Exister pour elle-même. Dépasser le « Vous êtes tout ce qui nous reste d’Ossip. » que lui lançait Anna après la mort de Mandelstam.
Voilà ce qu’est pour moi, d’abord, ce livre. Le récit d’une femme qui existe entre deux génies.
Et puis il n’y a pas que cela. Et puis, il y a la poésie, qu’elle décortique, le verbe de Mandelstam, la poésie d’Akhmatova, les théories des symbolistes, la dissidence des acméistes. Et puis, il y a la liberté, la morale, la philosophie de Rosanov et un peu de Nietzsche, et puis l’amour, forcément compliqué quand on a peur tout le temps.
« Elle fumait comme une folle, cigarette sur cigarette, parce que dans l’épouvante de la nuit, quand on ne sait pas ce qu’il est advenu de son fils et qu’on a peur de s’endormir, seules les cigarettes aident à retenir un hurlement sauvage de bête. »
Dans ce court récit de 150 pages tout au plus, hors notes et annexes, Nadejda Mandelstam aborde tous les sujets que j’ai cités plus haut, mais tente de livrer aussi son analyse sur les raisons de l’avènement des totalitarismes du XXème siècle. Elle raconte, réfléchit, se souvient, et chacun de ses mots est sous l’ombre du soviétisme, Staline est présent à chaque page. C’est intelligent, plutôt fin, et inquiétant quand on fait le parallèle avec notre époque.
Mais Sur Anna Akhmatova est surtout un drame, un récit de vie où tout est chaotique, tout est extrême, des trahisons, des pardons, de la peur, toujours, et qu’il faut ressentir absolument pour rester humain, pour être sûr qu’on a les yeux grands ouverts toujours.
Voilà ma rencontre. Et dans cette courte liaison, j’ai été ému, touché, heurté, terrifié, inquiété, intranquille. J’ai ris (Mandelstam est presque cruelle quand elle évoque d’autres poètes. Elle m’a fait penser à ces femmes de salon du XVIIIème siècle, qui assassinaient à coup de bons mots des réputations frêles), j’ai pleuré. Que demander de plus ? Je ne me souviens plus la dernière fois que quelqu’un m’a fait passer par tous ces états, par ce degré d’intensité dans chaque émotion. Et même, j’ai lu peu de livres qui m’ont autant ému qu’interpelé, ou qui m’ont dit autant en si peu de pages. C’est une sorte de rencontre tragique, de celles que je préfère, définitivement.
Champagne pour une autre fois
J’aimais son salon à la nuit. La petite lampe à côté du canapé laissait les coins dans l’ombre. On voyait un peu la bibliothèque, on se voyait un peu. Juste ce qu’il faut. Le manque de lumière en dernière petite pudeur. Sa chevelure ébène enrobée de fumerolles. Mi-nicotine mi-encens. Elle était une petite flamme pas chétive du tout, brûlante dans la nuit et désirable.
C’était un salon lettré, empli de pages et de disques fourrés approximativement dans le mur-bibliothèque, une bibliothèque vivante, dérangée, foutraque, où s’entassait des nuits sans sommeil. Certaines vies ne veulent pas s’empiler gentiment. Dans ce salon plein de bois et de cuir, les meubles débordaient comme un aveu. Au centre, deux canapés brun noble piétinaient le sol persan, séparés par la table où je faisais mes devoirs parfois, pendant qu’elle corrigeait ses dissertations au bureau perdu au bout du mur. Nous passions des heures alors dans un silence feuilleté, à nous jeter de petits regards en coin, à se désirer au rythme des pages tournées, à s’aimer entre deux exercices. Parfois elle se levait dans un soupir, venait s’assoir à mes côtés, m’embaumant de parfum parfait, pour se reposer un peu. Ta dissertation était pas mal, quelques fautes de grammaire, mais l’ensemble est admirable ! Et elle riait en enlevant ses escarpins, se relevait pour la cuisine. Je vais nous servir un peu de vin qu’elle disait pendant qu’elle lévitait sur le parquet.
D’autres soirs, ce n’était plus les devoirs. D’autres soirs, c’était la découverte. Mademoiselle Triolet tamisait la pièce encore davantage. Une bouteille de Côtes Rôties, son vin favori, s’aérait à côté de deux verres. Je m’efforçais de servir comme elle me l’avait appris pendant qu’elle choisissait les vinyles. Ces soirs-là je découvris Bob Dylan, Janis Joplin, les Beatles, les Rolling Stones, Bill Evans, Miles Davis, Mulatu Astatke, Ali Farka Toure, Brahms, Bach, Faure, Berlioz, J.J. Cale, Tom Waits, Bowie, Purcell, Chopin, Monk, Yes, les Pink Floyd, Jethro Tull, Dvorak, Cat Stevens. Simon and Garfunkel et Tchaïkovski. Elle choisissait le premier disque, posait le diamant dessus, et venait allonger ses jambes sur le canapé en fumant. Je m’en souviendrai toute ma vie. Quelques images suffisent à vous marquer un être. Son porte-cigarette tremblotant de cendre, ses pieds nus qui battent le rythme. Ses pieds nus qui battent le rythme.
D’autres soirs encore, elle lisait. Elle attendait toujours que la nuit fut tombée, que la pièce ne soit plus éclairée que de la façon qu’elle désirait. Elle savait que certaines choses ne se découvrent que dans l’intimité, qu’on ne partage réellement qu’à l’abri du monde. Les lumières restaient un peu allumées, entourant ma flamme de prof. Les Nocturnes passaient en fond, et elle lisait. Céline, Bataille, Matzneff, Nizon, Flaubert au son de sa voix suave. Des romances, des tragédies, des drames prononcés par la voix chaude d’une amoureuse sensuelle. En préambule toujours, Valery :
« Les mots sont des planches jetées sur un abîme, avec lesquelles on traverse l’espace d’une pensée, qui souffrent le passage, et non point la station. L’homme en vif mouvement les emprunte et se sauve. Mais s’il insiste le moins du monde, ce peu de temps les rompt, et tout s’en va dans les profondeurs. »
Elle finissait la lecture, et tout s’en allait dans les profondeurs. Elle buvait une gorgée millésimée, laissait ce silence qui est encore de l’auteur, et mesurait ses effets. Je demeurais coi, halluciné que j’étais d’apprendre que de telles phrases avaient été écrites, abasourdi que mademoiselle Triolet n’avait pas de monsieur Triolet, charmé comme moi. J’aurais tué pour être à ma place.
Ce soir-là, il y avait Husbands à la télé : trois hommes que la mort du quatrième a emplis d’une envie de vivre incompressible. Comme une façon d’envoyer se faire voir les derniers instants, comme une sensation qu’il faut flamber incessamment avant d’expirer. Je découvrais Peter Falk sans Colombo, Cassavetes et les années 70’s, alors qu’elle était allongée contre moi, la tête sur mes genoux qui ne respiraient plus. Ma main parcourait la peau de son bras aussi délicatement que possible. Elle m’avait demandé des chatouilles, et je faisais de mon mieux sans trop savoir ce que c’était, des chatouilles. Cinq pulpes effleuraient sa peau lisse. Trajectoires aléatoires. Respiration retenue pour mieux guetter. Même à cinq contre un, j’étais en infériorité numérique. Rien qu’anxieux à chaque millimètre. Combler un corps inconnu est périlleux. Ça me faisait l’effet d’un braquage, d’une effraction. Comme ces types qui écoutent les coffres forts pour ne pas déclencher l’alarme.
Il y avait sa peau et son parfum d’orange, furtif, intime. Peau lisse et brune, battements lascifs, veines à marée haute. Comme une aura sensuelle. J’étais englobé, condensé dans quelques millimètres de contact, petit être sous microscope à l’assaut. Les doigts qui tiquent quand je caresse la paume et les joies de faire réagir un corps. J’ai fait mouvoir des géants, lilliputien magnifique, Gulliver d’épidermes en autant de plages idylliques. Des continents Triolet offerts, parcourus les pays. La Main, son seul col pour le poignet, ses vallées mouvantes, ses dentelles manucurées qui vous caressent au passage, paratonnerres à coup de foudre. Le Bras, sanguin, charnel, où l’on danse la salsa sans penser à demain, et puis la Nuque. La Nuque où tout se conjugue au présent, où tout ne se joue qu’à l’instant, où l’on sent poindre des petites collines jeunes. Chef-d’œuvre du Créateur, de traits fins, d’arrondis harmonieux. De là on arrive facilement à la clavicule, petit parapet charmant, qui donne vue sur le continent tout entier. Descendre, descendre un peu vers ces plaines virginales qui préfigurent les beaux reliefs, explorer chaque millimètre cotonneux, ne jamais s’installer, s’échapper toujours. Le corps de mademoiselle Triolet est comme les mots de Valery, on l’emprunte et on se sauve. Sinon il se ternit, se pollue de notre présence, et s’en va dans les profondeurs. Insister, rien qu’un peu, et le charme se rompt, cette peau parfaite n’est plus vierge de nous.
J’étais arrivé, clandestin tendu, à effleurer la naissance de ses seins. Délicates gorgées de perfection, émouvantes de régularité. La vie se jouait là-dessous, inlassable, rythmique, qui semblait ne tendre que vers ces deux monts merveilleux. Toute une horlogerie fine rien que pour mon émerveillement, des millénaires d’évolution pour ce moment, pour tout supprimer d’autre que…
« Mais qu’est-ce que tu fais ?! »
- Heu… rien. Rien pardon, je ne faisais pas attention.
- Ouais. Ben tu arrêtes ça tout de suite. Et puis il est tard, j’ai une grosse journée demain, et toi tu as un contrôle en français. Allez zou, au lit !
- D’accord, bonne nuit.
- Bonne nuit qui ?
- Bonne nuit maman.
- Allez, viens me faire un bisou, et n’oublie pas de te brosser les dents, hein.
Les bises du soir, avant d’aller se coucher, faudrait un jour en parler. Les mères, on les embrasse comme on embrasse des inconnus, comme on accueil des invités qu’on ne voit pas souvent. Comme si c’était un peu honteux, au fond. Comme si toute notre vie n’avait pour seul but que de trouver la juste distance avec cette femme qui m’a mis au monde.
Le parfum de Céline
C’est étrange comme la nostalgie peut vous saisir et vous tenir en des lieux que vous n’avez qu’entr’aperçus. On lit quelques mots et on se figure tout un monde qu’on regrette désormais, qui devient une partie oubliée de notre propre vie. On vieillit de quelques années insoupçonnées, on s’emplit de substance. C’est peut-être cela qu’on appelle la littérature, ou ce qui fait les grands auteurs, ou ce que les grands auteurs réussissent : faire bruire des choses perdues, irréelles, les placer dans l’esprit, incruster des sensations, des odeurs, des sentiments, des hontes, des joies.
On lit Céline et on se rend compte que les appartements ne sentent plus rien. Que l’odeur a déserté, chassée vers on ne sait où, réfugiée peut-être dans quelques cuisines de familles heureuses. C’est que dans son monde, à Céline, les logis sentent le chou, le ragout, la peur ou le bonheur. Les ouvriers transpirent, les belles dames sont graciles et parfumées, et les mouches volent, escadrons, dans les pâtisseries. Son monde déborde de sensations à chaque coin de rue. De la poudre de la première guerre mondiale aux appartements de Rancy, en passant par les panneaux publicitaires lumineux de New-York, sa ville debout pas baisante, son voyage au bout de la nuit sent. Le fond de l’air n’est pas frais, mais il est consistant, présent, opaque et multiple comme il faut pour rappeler qu’on ne sent plus rien. Qu’on a déserté l’odorat à coup de Wizzard et d’Airwick, que le goût prend la suite par voie de conséquence biologique.
Je me rends bien compte de ma nostalgie imbécile, de l’absurdité de regretter un monde qui n’a peut-être tout simplement jamais existé. Ou seulement dans la tête d’un type qui a su me le raconter. Mais je ne peux que me dire aussi que la seule mémoire dont je suis pourvu est celle de l’odeur ; mémoire animale qui me permet de distinguer encore des points dans le temps. Je me souviens de l’air que je respirais en vacances, en Bretagne, à vélo dans un petit village fermier. Odeurs de purin-engrais dans les prés, des vaches du champ d’en face, de cambouis du garage au coin. Odeur de blé coupé, de rosée du matin. Odeur aussi des vestiaires d’avant douche, puis d’alcool à eau de Cologne qu’on s’asperge comme pour se faire déborder de soi, comme pour devenir plus important, pour occuper l’espace. Qui sent le plus fort gagne. Parfum de lèvres que j’ai goûtées.
Toutes mes maîtresses ont perdu leur visage avec le temps. Elles sont devenues des corps anonymes, des caresses indistinctes et des moments interchangeables. Elles ne sont plus distinguées que par l’empreinte des parfums suaves de leur intimité. Des odeurs d’épices, forts ou transparents, de fleur, d’urine parfois ou de frottements. Rien que des odeurs uniques qui recèlent des histoires entières. Pas forcément sublimes, mais sans pareil. J’ai oublié les sons, les chaleurs, les mots les lettres, les regards. Elles sont contenues maintenant dans des petites bouteilles de parfums datées précisément, condensées dans quelques gouttes d’infinies mélopées olfactives, rangées chronologiques dans ma mémoire.
Alors que dire de Céline, autrement que les poncifs ? Que son Voyage est un chef-d’œuvre de style, de romanesque, qu’il est de ces auteurs, comme le dit Bouquet, qui vous renseigne sur vous ? Qu’il est l’exemple peut-être le plus parfait que la littérature n’a pas grand-chose à voir avec la morale ? Peut-être dirais-je simplement qu’il m’invite, sublime, à considérer qu’un roman peut-être un univers tout entier, totalitaire de sensations totales, capable de vous filer la honte de votre vie à force de vous considérer pour ce que vous êtes, de vous décrire si intimement sans parler de vous, comme ces gens qui font des reproches que vous seul pouvez comprendre.
Les bouts du monde
Un jour, j’ai voulu revoir les villes debout. Les villes qui font face. Les villes suspendues des littoraux, ne tenant qu’au fil des catastrophes marines. Marées noires et noyades héroïques. Les villes-bigouden sur le fil des vies des marins. Funambules merveilleuses, emplies de claques iodées, de bourrasques et de cirés. Je voulais arpenter les faubourgs de l’orage, flâner dans la moiteur humide, vivre un peu dans la grisaille incertaine. Faire un voyage aux bordures, visiter les fins de continent.
Je voulais quitter ici pour là-bas. Je n’ai jamais été bon qu’à ça, je crois ; quitter.
Je suis arrivé à l’aube, Binic bleu gris et vent, ciel massif, me suis garé le long du port. Petit port de plaisance secoué d’immensité, désert, battu par la fine pluie des matins de mars. De l’ancre palpitait ici, en profondeur. Alternance de déshydratation et de noyade. On naviguait d’un extrême à l’autre ; pas de place pour les demi-mesures. L’eau ne transige pas, elle noie ou abandonne. La plage était vide, sable fin parsemé de galets, charnier à cailloux marins, soldats morts des batailles incessantes, entre terre et mer, blindés ressac à l’assaut de digue fortifiée. Ces cailloux ont perdu. Tectonique océanique.
La mer montait. Elle était là, me faisait de l’œil en me léchant les orteils, dragueuse aguerrie d’âmes conquises. J’étais là pour elle, finalement. Pour elle et pour les villes qu’elle garde à ses côtés, harems à marins voilés trop heureux qu’on leur accorde une nouvelle danse. Marins-pisseuses haut de gamme, amazones à grands espaces. Femmes résignées aux allers et venues incessants. Amantes heureuses à rendez-vous secrets au milieu de nulle part, offertes à leur amant global. Envoutées englouties, mortes tragiques, en stocks renouvelables. Les villes de l’ouest abritent des amours absolues.
Faire l’amour en mer doit être une expérience unique. La petite mort entourée de la grande, la moindre secousse en ultime souffle, sorte de jouissance dans l’absolu, dissolution immédiate des gamètes, queue de comète éteinte, soupires immenses inaudibles. Un cri en pleine mer émet-il un son ?
Je me souvenais. D’abord, il y avait la plage, la Manche droit devant. A droite, les cartes postales, maisons à pierres petites et volets bleus, toits d’ardoise, sombres, solennels. A gauche, les trous rectangulaires, piscines creusées d’eau salée. Ici le pragmatisme. Ici on creuse et on attend que la mer remplisse les piscines. On tente de capturer pour quelques moments les vagues égarées. Et les enfants jouent dans les petites vagues, et les ados dans les moins petites. Les grands grands jouent dans les grandes, les sérieuses.
Plus loin, sur la gauche, il y avait le port, jusqu’à la digue, jusqu’au phare. Le port à mi-temps, comme en Bretagne. Port mi-temps, puis cimetière jonché de carcasses boisées. L’eau qui se retire laisse toujours des cadavres. Il y avait là des coques bariolées aux noms ambitieux. « L’amiral » côtoyait « Le bout du monde », « Le petit prince » mouillait à côté de « Surcouf ». Toutes attendaient, patiemment, tranquillement. Les grands départs pour les grandes aventures au-dessus des grands fonds. Un bateau, ça ne doit voir les choses qu’en grand, non ? Naviguer au plus près du Soleil et mourir au creux d’une tempête dans les bras d’un récif. Rien de moins. Une vie d’absence dissoute dans une mort tragique.
Je fumais des cigarettes roumaines pendant que l’univers crépitait comme un vieux film. J’avançais, brassé par les vents, la cendre tremblotante, vers le port, recroquevillé vagabond, dégingandé errant. Mes pas ploc-ploc de semelles trempées sous les nuages gris-noir, avant-garde de tempête, éclaireurs de tsunami. Les vagues montaient, hargneuses, les coques se chamaillaient. J’ai choisis la plus majestueuse, coque bleu lys nommée « Continent ». Emprunter une barque pour naviguer sur le « Continent ».
La serrure crochetée, le bateau partait. Une lueur brillait là-bas. Un point d’horizon en ligne de mire. Une lumière intense, or, attendait qu’on l’accoste. Je serai celui-là, pêcheur de lumières perdues, corsaire solitaire de lampions marins. Cap sur la luciole, cap sur l’or, cap sur le loin. L’Ouest en point de chute.
Le phare s’éloignait derrière moi, l’eau m’entourait avec plus d’intensité à chaque mille. La grand voile claquait, gonflée de tous les vents, et le bateau épousait ce grand terrain vague qui le caressait de cyprine salée, claques d’iode. Amour vache des océans capricieux. La tempête grossissait, jalouse immense. La mer sentait que je n’étais pas là pour elle, mais pour cette lueur. J’avais pris la fuite, sur mon bateau volé, pour les vagues, mais naviguais maintenant vers cet horizon lumineux, ce petit soleil en lévitation. Moi, sur le pont, je me souvenais de mes cours de voile. En sixième, en classe mer. Courses de catamarans à deux et optimiste tout seul. J’avais appris la voile sur un esquif qu’on appelle optimiste.
La poupe perçait désormais les ressacs marins. D’amour vache en haine tenace, océan bipolaire. La lueur s’approchait, j’en palpais les contours. Le ciel était massif, enclume pesante, toile sombre insonore. Je ne voyais plus le phare derrière.
Une vague, infinie. Gouttelettes de mort. Bourreau humide. Pont noyé. De l’eau partout. Je crie. Rien. Grand fracas, bois métal et sel. Nous irons rouiller dans les fonds bleus, Continent et moi. Craquement immonde, voile disloquée, bateau abîmé. Puis plus rien.
Je voulais voyager aux bordures, visiter les fins de continent. Amers savoirs ceux tirés des voyages. Au bout du monde on tombe. Au bout du monde règnent, maîtresses, la mer et ses lueurs obsédantes.
L'ange vain
11 Janvier,
Calcutta, trois Indiennes, deux Chinois, un Lituanien, et cinq Népalaises.
Calcutta et ses palais, Calcutta et le faste des dorures surfaites. Du jaune et du soleil partout. J’aime mon palais indien. Riche et vaste et caché. Les rires, les gémissements, la fête : tout résonne sous les plafonds hauts, sous l’éternité de la roche taillée. L’art des maçons antiques couvre mon univers de sa bienveillance. Le voici, mon monde. En dehors du monde, à côté, au cœur, au centre. Mon monde en noyau de votre monde. Mon monde caché ; je suis une société secrète à moi tout seul. Des corps jeunes et enchevêtrés, pureté de leur peau neuve éclaboussée de foutre, éclatante beauté des épidermes bariolés, tendus, duveteux comme les pétales de roses écloses à la rosée du matin. De la pureté, de la pureté, de la pureté.
02 Février,
Lima, six Péruviennes, trois Chiliens, deux Américaines et trois Américains.
L’humanité se divise en deux : les beaux et jeunes, et les autres. Les hommes-dieux d’un côté, les autres de l’autre. Les démiurges au matin de leur vie, et les autres : les moches, les infirmes, les vieux, les vieilles. Les anciens beaux. La beauté pure réclame de la précision : cueillie trop tôt, elle n’a pas le temps d’éclore, mais cueillie trop tard, et c’est le début de la putréfaction. Ne reste plus alors que le goût sucré et écœurant des vendanges tardives.
Ma recherche est un sacerdoce. Parcourir le monde et trouver la beauté. Chercher chercher chercher. Sans relâche, chercher. Cueillir le beau, le libérer, l’extraire du chiendent, mettre vite sous cloche cette rareté, c’est aussi difficile que sauver un grain sain dans un sac d’ivraie. Mais si je ne le fais pas, qui le fera ? Tous semblent s’accommoder de ce que l’humanité soit défigurée aux trois quarts, infestée, infectée, métastasée. Il suffit pourtant de voyager un peu pour se rendre compte qu’ils se regroupent, mes rescapés. Ils pressentent, consciemment ou non, qu’ils sont supérieurs, qu’ils ne font pas partie du même monde. Et n’étant pas du même monde, ils se regroupent, s’unissent, se protègent de l’agression constante d’un monde inesthétique.
Je ne peux pas les laisser à eux-mêmes.
22 Février,
Johannesburg, une Africaine, trois Français et deux Danoises. (Petite vendange)
Je suis un artiste. Un peintre des corps, post-modern surréaliste, cueilleur de pureté sur peau parfaite. Pureté, harmonie et stupre. Mélange des couleurs, mélange des langues, mélanges des sexes. Je peins sur toile humaine des tableaux en mouvement. Mes œuvres aux coins du monde. J’allie brun Congo et blond Copenhague, mes personnages flottent, lévitent – angelots magnifiques. Mon univers est un temps en suspension, le beau côtoie le beau, les peaux frottent, lascives, les peaux lascives. Corps en transe, en transcendance. Ma maison, mes tableaux, autant de temples et d’autels à eux, mes éphèbes, mes Aphrodite.
Ils sont moins nombreux cette fois, mais avec quelle grâce ! Ils jouissent sans retenu mais avec dignité. Ils sont dignes, voilà, ils sont dignes.
23 Juin,
Nos erreurs semblent les plus déterminées à ne pas nous lâcher. Elles reviennent, encore et encore, ne laissent pas en paix, rappellent, obligent au souvenir. Les erreurs sont des plaies mnésiques, des fléaux irrémédiables. La seule solution, pour leur échapper, est encore de ne pas les commettre. Les erreurs, souvent, portent des noms. Elles sont des personnes qu’on aimerait oublier.
La mienne, la seule, s’appelle Laurence Arnould. Je ne connais le nom d’aucun de mes rescapés, mais le sien me hante avec la régularité de mes escales françaises. Je ne sais comment, elle est là. Présentation secrète, elle est là, comme au courant des mes allers et venues hexagonales. Elle ne me lâchera jamais, je serai mort qu’elle se sera invité autour de ma tombe, lançant ses roses d’admiration et d’admiratrice fanées.
Laurence Arnould jouissant sans aucune dignité, criant trop aigüe dans ses gesticulations trop grotesques. Laurence Arnould, mon apprentissage, mon brouillon, mon esquisse. La lumière sans la beauté de la lumière. Froide, vulgaire. Regret.
24 juin,
Nîme, six Françaises, une Coréenne, deux Allemands, deux Anglais et deux Ecossais.
Laurence Arnould à un autre : « Non, ce n’est pas de l’eugénisme, ce n’est que des partouzes ! »
Laurence Arnould. Quelle abrutie !
Je sais maintenant pourquoi je me méfie plus encore de mes admirateurs que de mes détracteurs. La mélodie d’une admiration est toujours agréable, mais l’admirateur maladroit se transforme facilement en défenseur maladroit, plus efficace que toutes les rhétoriques assassines, plus destructeur que des Panzers hargneux. Les défenseurs maladroits, quelle plaie !
Elle a réduit ma vie à une profession d’organisateur de partouzes. Laurence Arnould pense que je ne fais qu’organiser des partouzes. La vulgarité du mot « partouze ».
« Ce n’est pas de l’eugénisme, ce n’est que des partouzes ». Ce n’est que des partouzes… Je devrais la faire brûler. Faire brûler tout ça, purifier par le feu. Libation et ablution et pyromanie salvatrices.
Bien sûr que c’est de l’eugénisme ! Qu’y a-t-il de mal ? Je veux un monde parfait, un monde où la jeunesse est aussi éternelle, absolue, que la beauté. Un monde esthétique, esthétisé, de grâce et de dignité, d’épidermes sans défaut, sans pli de vieillesse. Je veux le monde en jouvence. Des vingt ans éternels. Simplement, ça n’est pas possible. Simplement, trop de vermines. Je n’ai plus l’âge des grandes ambitions. Alors je réalise ce monde dans mes salons, sous mes plafonds ornés, je les peins dans la chair de mes vendanges. Je filme les rescapés de ma pensée, j’invite mes espoirs à table. Mes espoirs baisent entre eux, et mes œuvres vivantes porteront peut-être d’autres œuvres, l’espoir qui engendre l’espoir, mes tableaux aux coins du monde.
06 Août,
Prague, dix Tchèques, un Turc, cinq Bulgares, et Edgar.
Ai rencontré Edgar aujourd’hui. Grand gaillard celte et fouilleur. Archéologue du passé que j’adore. Bourru intellectuel. Ses mains sont des paluches. La bestialité du Sud autour de la distinction du Nord. Son corps une œuvre. Chef d’œuvre de contradictions sans compromis, de fulgurances sans pareilles. Une beauté capable de parler des celtes. Une beauté capable de parler des celtes. Une beauté capable de parler des celtes. Sois ma signature Edgar. L’élément central de mes tableaux, seule obsession, personnage récurant au milieu des visages anonymes.
Je lui propose de venir, mais il doit réfléchir. Son refus poli me ravit encore plus que ne l’aurait fait un oui enthousiaste. Il nous rejoindra peut-être à notre prochaine escale, en France. Pourvu que Laurence Arnould ne gâche pas tout.
07 Août,
J’ai hâte j’ai hâte j’ai hâte.
22 Août,
Toujours pas de nouvelle d’Edgar. La vie est une salope, beauté viciée aux accents de lumière. Pomme vérolée en néon blafard.
Ils m’ennuient, tous. Les Tchèques à amours tarifées, tellement habituées à faire montre de talents extravagants. Le naturel le naturel le naturel ! Leur beauté étudiée, masque difficilement le manque de grâce, mouvements saccadés, jouissance monoprix. Un jet, un manoir, la bouffe et les grands crus. Jeunesse ingrate. Jeunesse pas-belle à se faire enconnée-enculée pour la frime, ahanements grotesques, demi-molles, capotes qui claquent, champagne qui plope pour verser sur des seins vulgaires. Léchouilles léchouilles. Les sphincters-putes en médaillon de bâtons sans vigueur. Ils sont tous des Laurence Arnould. Ils profitent de la partouze en s’en mettant plein le cul, persuadés qu’ils sont d’atteindre le fondamental par leur fondement. Jeunesse au stade anal. Dégoût, vomissures de beauté, rebus de génie, détritus-art-contemporain, merdes-festival-d’Avignon, cacas esthétiques. Ma vie en toile de fond : qu’est-ce que je fous là ?
Edgar où es-tu ?
15 Septembre,
Paris, sept Français, huit Françaises, deux Belges, trois Suisses
La jeunesse est belle, en France. Les proportions s’inversent un peu. Il y a une sorte d’élitisme que n’a pas encore tué l’égalitarisme gaucho, et on tombe plus facilement sur des niches pures.
Edgar est là ! Edgar Edgar Edgar Edgar. Il est arrivé comme s’il était chez lui. Beauté de sa tignasse-bestiole. Il a les yeux doux. Tout chez lui transpire la bestialité, mais ses yeux sont doux, apaisants et bleus. Ses mains calleuses, pleines de vigueur, vont serrer des chairs tendres, palper des culs callipyges, fouiller des trous charmants, explorer la virginité d’orifices offerts. Ses mains-là vont malaxer mes œuvres, apposer l’empreinte indélébile, la marque celte, la trace de lui dans ce décor de moi. Ce décor à lui offert. Paul Langevin signera maintenant Edgar, au bas de ses œuvres. Paul Langevin et Edgar, l’un concevant, récoltant, cueillant, l’autre baisant, foutrant, enculant. Paul Langevin et Edgar, duo total, paire absolue, maçons nouveaux d’un monde nouveau. Paul Langevin en gynécologue de ce monde en gestation dans les testicules d’Edgar. Edgar la muse donnera naissance aux ambitions de Paul. Pour des siècles et des siècles.
16 Septembre,
Intrusion de deux amis d’Edgar. Je ne peux me résoudre à les éliminer. Tout ce qui touche à Edgar me semble sacré, je me fais bigot pour la première fois de ma vie, mais je peux toucher ma dévotion, la caresser du regard, divinité concupiscente emplie de stupre joyeux autant que de grâce infinie. Edgar-Apollon-Eros-Zeus. Comment ne pas comprendre deux amis qui le recherchent ?
Voici mon chef-d’œuvre, plein d’Edgar et de beauté, les deux apôtres qui gesticulent au milieu. Ma Cène, mon dernier repas. Comment quelque chose pourra conserver un goût après aujourd’hui. Mon Edgar, divin foutreur, éjaculateur magnifique, fécondant nymphes et naïades, réconciliant Rome et Byzance par la semence. Les deux apôtres, infertiles précoces, trop heureux pour dédaigner les beautés d’autour, produits archétypes d’un monde en déclin, invités à sublimer le mien. Le mien le parfait. L’Edgaresque. Des repas pantagruéliques, des collations gargantuesques, dans un monde Edgarien. Le voici, mon monde. Ma société secrète, mon sacerdoce. Collecter la beauté du monde, pomper la pureté, sauver ce qui reste des meubles, et l’offrir en offrande à Edgar. Repeupler la Terre de petits Edgar qui donneront naissance à d’autres petits Edgar. Grands et forts et celtiques et fertiles. Edgar-Adam, et moi Dieu.
Je m’appelle Dieu. Une vie à trouver mon nom. Voilà, 16 septembre, je m’appelle Dieu.