Le parfum de Céline
C’est étrange comme la nostalgie peut vous saisir et vous tenir en des lieux que vous n’avez qu’entr’aperçus. On lit quelques mots et on se figure tout un monde qu’on regrette désormais, qui devient une partie oubliée de notre propre vie. On vieillit de quelques années insoupçonnées, on s’emplit de substance. C’est peut-être cela qu’on appelle la littérature, ou ce qui fait les grands auteurs, ou ce que les grands auteurs réussissent : faire bruire des choses perdues, irréelles, les placer dans l’esprit, incruster des sensations, des odeurs, des sentiments, des hontes, des joies.
On lit Céline et on se rend compte que les appartements ne sentent plus rien. Que l’odeur a déserté, chassée vers on ne sait où, réfugiée peut-être dans quelques cuisines de familles heureuses. C’est que dans son monde, à Céline, les logis sentent le chou, le ragout, la peur ou le bonheur. Les ouvriers transpirent, les belles dames sont graciles et parfumées, et les mouches volent, escadrons, dans les pâtisseries. Son monde déborde de sensations à chaque coin de rue. De la poudre de la première guerre mondiale aux appartements de Rancy, en passant par les panneaux publicitaires lumineux de New-York, sa ville debout pas baisante, son voyage au bout de la nuit sent. Le fond de l’air n’est pas frais, mais il est consistant, présent, opaque et multiple comme il faut pour rappeler qu’on ne sent plus rien. Qu’on a déserté l’odorat à coup de Wizzard et d’Airwick, que le goût prend la suite par voie de conséquence biologique.
Je me rends bien compte de ma nostalgie imbécile, de l’absurdité de regretter un monde qui n’a peut-être tout simplement jamais existé. Ou seulement dans la tête d’un type qui a su me le raconter. Mais je ne peux que me dire aussi que la seule mémoire dont je suis pourvu est celle de l’odeur ; mémoire animale qui me permet de distinguer encore des points dans le temps. Je me souviens de l’air que je respirais en vacances, en Bretagne, à vélo dans un petit village fermier. Odeurs de purin-engrais dans les prés, des vaches du champ d’en face, de cambouis du garage au coin. Odeur de blé coupé, de rosée du matin. Odeur aussi des vestiaires d’avant douche, puis d’alcool à eau de Cologne qu’on s’asperge comme pour se faire déborder de soi, comme pour devenir plus important, pour occuper l’espace. Qui sent le plus fort gagne. Parfum de lèvres que j’ai goûtées.
Toutes mes maîtresses ont perdu leur visage avec le temps. Elles sont devenues des corps anonymes, des caresses indistinctes et des moments interchangeables. Elles ne sont plus distinguées que par l’empreinte des parfums suaves de leur intimité. Des odeurs d’épices, forts ou transparents, de fleur, d’urine parfois ou de frottements. Rien que des odeurs uniques qui recèlent des histoires entières. Pas forcément sublimes, mais sans pareil. J’ai oublié les sons, les chaleurs, les mots les lettres, les regards. Elles sont contenues maintenant dans des petites bouteilles de parfums datées précisément, condensées dans quelques gouttes d’infinies mélopées olfactives, rangées chronologiques dans ma mémoire.
Alors que dire de Céline, autrement que les poncifs ? Que son Voyage est un chef-d’œuvre de style, de romanesque, qu’il est de ces auteurs, comme le dit Bouquet, qui vous renseigne sur vous ? Qu’il est l’exemple peut-être le plus parfait que la littérature n’a pas grand-chose à voir avec la morale ? Peut-être dirais-je simplement qu’il m’invite, sublime, à considérer qu’un roman peut-être un univers tout entier, totalitaire de sensations totales, capable de vous filer la honte de votre vie à force de vous considérer pour ce que vous êtes, de vous décrire si intimement sans parler de vous, comme ces gens qui font des reproches que vous seul pouvez comprendre.