OTTline

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La Superbe (2) : Le jour où la Terre s'arrêta

Les belles histoires s’écrivent par les détails. Dans le fugace, l’inattendu, l’éphémère. Dans ces petits moments insaisissables qui se dérobent trop rapidement. Ces instants qu’on ne remarque pas, mais qui deviennent nos souvenirs les plus chers. Toute notre vie, on reverra son soupire furtif quand elle entame une glace au milieu d’un après-midi trop chaud. Juste deux fractions de seconde impérissables. Quel parfum avait la glace ? Où se trouvait-on ? Tout cela, on s’en moque. Une glace et un après-midi chaud, ça pourrait être avec n’importe qui n’importe où. Mais ce soupire-là, c’est elle. Infiniment elle. Inéluctablement elle. Seulement elle.

Avec Mathilde, ce fut tout d’abord le rouge-à-lèvres. Rouge vif. La première chose que j’ai vue dans l’amphithéâtre. Mon premier repère, mon seul. La Terre pouvait trembler, le monde pouvait s’effondrer, l’univers se fracturer ; rien n’aurait pu me détacher de ces deux lèvres pourpres. Elles étaient mon Nord, mon Sud. Mon Est et mon Ouest. Elles étaient le Soleil de mes matins embrumés, mes Jocondes mystérieuses. Mes instants d’extraordinaire avant de prendre place pour l’ennui.

Dès le premier jour, dès la première minute, la première seconde, j’ai su quelle aventure je voulais vivre. Elle n’avait pas encore de nom, mais deux traits fabuleux comme introduction.

Puis il y eut le premier rendez-vous. Entre l’ouverture et la fermeture de la porte bleue. Le premier rendez-vous et son moindre instant terrifiant. Un trac plus intense qu’aucun comédien n’a connu. Des fausses notes à la pelle. Le premier rendez-vous, c’est la frontière. C’est la frontière avec son douanier exigeant. Celui qui ne pardonne pas. Celui qu’on a envie de tuer toute sa vie si ça foire. Celui qu’on supplie de faire une exception. De laisser, pour une fois, les amours naître en paix.

Rien ne distingue un premier rendez-vous d’un autre : même impression d’avoir tout foutu en l’air, d’avoir envoyé les mauvais signaux, de s’être planté sur toute la ligne. D’être maudit depuis la naissance. Même médiocrité dans l’approche. Tu l’as fait cent fois, le coup du cinéma, Raphael ! C’est une tactique de débutant, un truc bateau de mec sans imagination. Tu n’as même pas eu les couilles d’essayer de l’embrasser à la toute fin, Raphael ! Au moment pile où Brad Pitt ou Hugh Grant l’auraient tenté. Au moment où l’univers attendait de toi du panache, tu as murmuré un pathétique au revoir ! Sans courage, sans fierté, sans rien. Tu l’as laissé refermer cette porte bleue, celle que tu courtises comme on courtise les portes du Paradis.

C’est certain, elle souhaitait en rester là. Se quitter bons amis. Rien d’autre, sinon ne plus me revoir. C’est certain, cette rencontre fut un fiasco, et elle n’attendait que cela ; se réfugier enfin derrière sa porte. Dans son chez elle sans moi.

Rien ne distingue un premier rendez-vous d’un autre, si ce n’est la suite de l’aventure. C’est par l’enchaînement des évènements que le premier devient magique. Seuls les « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » rendent le fiasco moins terne. L’extraordinaire atteint alors le moins extraordinaire. Par exemple, Mathilde atteint Raphael. Par exemple, je vaux quelque chose grâce à elle.

Par exemple, je l’ai vaincue, cette foutue porte bleue. Je me retrouve derrière, enfin. Un trac de candidat avant le résultat des élections. Mathilde est là, devant moi. On est debout dans son petit studio sombre. Face à face. Seuls au monde. On ne se touche pas. On ne s’est pas touché depuis qu’elle a ouvert la porte pour me faire entrer. On ne s’est pas dit bonjour non plus. On sait tous les deux qu’on est là pour l’instant le plus important de notre vie. Le détail le plus crucial. Le jugement dernier. Rien d’autre n’a d’importance. D’ailleurs, plus rien d’autre n’existe. Toute la vie du monde, de l’univers, s’est concentrée dans nos deux corps suspendus. Plus aucun massacre, plus aucune naissance, plus aucun amour, plus rien. Si ce n’est nous. Même le Soleil nous tourne autour, maintenant.

Mathilde tend la main.

Le principe est simple, presque enfantin. Elle tend la main et j’y glisse la mienne. Si elle ressent quelque chose, comme un court-jus, une décharge électrique, enfin, quelque chose, nous nous aimerons pour toujours. Sinon, je repartirai. Pour toujours. Sans espoir. Comme un chevalier qui ne serait pas l’élu. Ce sont les choses simples souvent qui sont les plus terrifiantes.

Mathilde à la main tendue.

Elle me regarde avec cet air bienveillant des femmes qui ne décident pas. Elle a autant envie que moi, mais c’est au destin de choisir. Pas à elle, pas à moi. C’est l’univers tout entier qui agit ici. Un équilibre fondamental qui se décide.

Ca y est. Mes doigts effleurent sa peau. Ils avancent, fébriles. Ils arpentent sa paume, doucement. Très doucement. Avec ce mélange de terreur et de joie de la découverte des premières fois. Ca y est, nos mains s’emboîtent. Ses doigts entre mes doigts. Sa paume contre ma paume. Sa douceur m’entoure, m’étreint. Les murs s’écartent, la lumière naît. Les astres s’arrêtent définitivement de tourner. Tout se fige et tout s’accélère. Mathilde est un paradoxe, toujours. Violemment douce, parfaitement imparfaite, terrifiante de beauté. J’ai le cœur qui explose, les artères qui ne suivent plus. J’ai le corps qui chauffe, la chair qui craquèle. Je ne suis nulle part, je suis partout. Je suis ailleurs, et inébranlablement ici.

Mais moi, on s’en fout. C’est sa réaction qu’il faut guetter. Son jugement qu’il faut craindre. C’est elle, l’interlocutrice de l’univers. La maîtresse du Grand-Tout. C’est elle, le réceptacle de ma vie, de toutes les vies. De la Vie. C’est elle, ma déesse, et la future femme de ma vie.

Elle serre un peu plus fort mes doigts, comme pour ne pas les laisser s’échapper. Ses beaux yeux quittent enfin les miens. Le temps figé se fige. Le monde immobile retient son souffle. Elle a un soupire. Imperceptible et indescriptible. Elle soupire et vient se coller à moi dans un élan tendre. Doux mais éclatant. Elle vient nicher son souffle dans mon cou, et le monde repart de plus belle. Les astres tournent comme des toupies folles, des étoiles naissent, des galaxies s’émerveillent. Des enfants jouent, des enfants naissent. Des femmes et des hommes s’aiment et préparent d’autres enfants. Et moi je pleure de joie. Stoïque et intérieur. Humble et victorieux. Une espèce d’Arthur de Camelot sortant l’épée du rocher, mais en vachement plus héroïque. En vachement plus légendaire.

Les belles histoires s’écrivent par les détails. Des doigts serrés, deux corps chauds et enlacés. Des lèvres qui ne doivent jamais quitter mon cou. Un bonheur assez intense pour faire exploser mon cœur, et un corps fait pour le sien.

C’est ça le bonheur. C’est Mathilde. 



11/12/2012
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