Lapalissade Avenue
J’aimerais écrire mon premier roman, atteindre ce qui semble le graal de quelques nantis. Créer cette première œuvre, passage obligé pour les deuxièmes, troisièmes et pourquoi pas quatrièmes, cinquièmes, quarantièmes romans. Je ne sais plus qui disait que la décision d’agir était la plus dure. Elaborons ! Elaborons ! Mais faisons, aussi ! Ce que l’on est capable de se complaire dans l’abstrait ! Le concret, lui, pour la complaisance, demande autre chose. Le concret à la brutalité d’un mur inopportun, d’un panneau qu’on n’a pas vu, la rudesse des choses qu’on ne décide pas.
J’aimerais donc écrire mon premier roman. C’est une quête de plusieurs années déjà, voyage au bout de l’ennui, Bartleby qui refuse la moindre de ses propres idées, Van Norden absolu. Van Norden, ce personnage de Tropique du Cancer dont Henry Miller dit qu’il veut écrire un roman purement original, et qui passe sa vie à lire tout ce qui se produit de littéraire, pour ne pas reproduire ce qui existe déjà. La velléité d’inventer est vaine, mais puissante !
Oui oui oui, deux mois de découchage pour débuter sur de l’abscons. Mais ce que j’aime l’abcons ! L’abscons, c’est ce que je dis, et que je suis le seul à comprendre. C’est un message que j’envoie, et dont je suis le seul possésseur de la clé de décryptage. L’abscons, c’est l’égoïsme, parée pour soi des vertus de l’altruisme. Et voilà que je recommence !
La réalité, c’est que je pense que le premier roman est le fait d’une obsession. Une histoire qu’on ne peut plus ne pas écrire, des personnages qui nous trottent dans la tête comme des derviches en forme, piétinant, dans leur ronde infernale, la moindre émotion, le moindre raisonnement, altérant les perceptions. Le premier roman, pour moi, est le fait de quidam qui ne peuvent se taire davantage, quand le deuxième roman est le fait de professionnels qui trouvent d’autres choses à dire. Parfois, le deuxième roman se résume en une notice explicative, à verser en annexe du premier roman, ou un simple regard différent sur la même histoire.
Sauf que voilà, à force de petits textes, de nouvelles, d’articles laissés ça et là sur la toile, j’ai épuisé la seul obsession qui pouvait peut-être m’habiter. La seule chose que je pouvais considérer, qui pouvait attiser mon intérêt, mobiliser mes neurones, je l’ai livrée par bribes, explorée de façon parcellaire, décortiquée sous toutes ses coutures. Billet placé sous le signe de l’accumulation. J’étais accoutumé à dire que le roman requiert du souffle. Un style sûr, une narration maîtrisée. Mais pour savoir écrire, il faut savoir vivre. Il faut de l’abstrait, des raisonnements, des visions des choses. Il faut le monde réduit en peu de choses. Il faut l’universalité en bouteille. La réalité, c’est ça, je crois. Je crois qu’il va pour les romans comme pour les bouteilles. On se demande comment le bateau y est entré, mais au fond, peu importe ; le bateau y est entré.
Bon, j’arrête là les considérations personnelles. Vous me réclamez un billet, et peut-être vous le dois-je. Je pensais vous parler d’une femme. Encore une fois, une femme. Mais quel sujet plus important ? (Note pour Nobello : voilà la longueur maximale de phrase que je peux donner. Au-delà, je m’ennuie moi, en plus d’ennuyer le lecteur)
Je voulais vous parler d’Angiolina. Angiolina, ou Diabolina, pour ceux qui la connaissent comme moi. Angiolina torture un vieil homme. Quoi que ce soit réducteur. Angiolina torture un homme. Angiolina est la preuve qu’une femme peut s’accrocher dans la tête d’un masculin, quel que soit son âge, et l’âge du masculin en question. Angiolina peuple, habite, règne sur un roman, que je ne conseille pas à toutes les âmes, mais que je conseille vivement. L’auteur est un Russe émigré, voire plutôt un fils d’émigré russe. Les tsars et leurs successeurs nous ont offert, entre autres, Nabokov et sa Lolita, et Matzneff et Angiolina. Ivre du vin perdu. La couleur est annoncée, les choses sont dites. J’admire cet art des titres qui s’échappe toujours à moi. Il y a tout là, l’ivresse perdue, l’ivresse du perdu, le vin et le pourpre. Le sanglant qu’on regrette, le sanglant du regret.
Nil Kolytcheff est un homme amoureux. Amoureux d’une femme-enfant qui l’a tyrannisé, et qu’il regrette avoir quittée. Les plus belles histoires d’amour sont peut-être celles dont on sort sans savoir pourquoi. Nil est un pédophile, aimant les filles avant quinze ans, les garçons vers douze ans. Voilà pourquoi je ne conseille pas le livre à tout le monde. Nil a rencontré Angiolina quand elle avait 15 ans. Il meurt, intranquille, depuis que leur histoire a pris fin. Une histoire de passion, celles, uniques, que j’aime. Des journées chargées. Alternance de crises et de passion amoureuse, de fiascos et d’émerveillements (« au premier grain de passion, le premier grain de fiasco » disait Stendhal), de disputes et de voluptés. Une histoire sans demi-mesure, les seules valables.
Qu’importe les écarts, qu’importe pas mal de choses. Au commencement, il y a l’écriture. Sublime. Un concentré d’érudition au service d’une histoire d’amour. Un concentré de merveilles perdues, de choses que je ne découvre que dans la littérature. Parce qu’on peut me dire ce qu’on veut, louer ma génération, ou l’évolution obligée des choses, cela n’empêche que je constate que les auteurs qui décrivent le beau, l’extase (au sens religieux du terme), qui m’élèvent un peu, vont tranquillement sur leurs cent-cinq ans. Qu’un désespoir amoureux me fait plus vibrer raconté par Matzneff que par n’importe quel auteur de ma génération (ou de la précédente, parce qu’en fait, je suis jeune).
Parce qu’à la vérité, Angiolina, trait pour trait (âge mis à part), c’est ma Mathilde (qui va finir par devenir ma Madeleine). Parce que Matzneff décrit très exactement l’état dans lequel je me trouve depuis que ma Diabolina s’en est allé, sur mon ordre. Parce que Nil Kolytcheff, c’est moi, sans les Philippines, sans Ceylan, et sans les cures en Suisse. Parce qu’Angiolina, j’en suis toujours amoureux, et parce que j’aime en être toujours amoureux. Parce qu’aimer quelqu’un, même quand on n’y croit pas (et je n’y crois pas), ça donne un sens aux choses.
Parce qu’à la toute fin, peut-être que ce sont ces histoires inachevées qui demeurent les seules obsessions, de celles qui nous feraient écrire des romans sur nos lits de mort.