Jalousie
Vous venez d’ouvrir un autre grand cru en canette de 50cL, le boxer encore tendu et la braguette mal refermée, quand elle vous saute aux yeux. L’image que vous garderez en fond d’écran des dernières semaines de votre relation. Le moment « ho-ho », le début de la fin. Le temps est une invention mal fichue ; on compte en minute en heure en jour, alors que les moments les plus importants durent moins d’une seconde.
D’abord, ça a jeté comme un vide. Plus aucun son, juste un petit sifflement, comme après une bombe. Les mouvements au ralenti, la lumière trop forte, le vide à l’intérieur, des gens, des gens trop moches, ils bougent, ils sont laids, tout le monde est laid, tout le monde est loin, vous n’êtes plus là, vous êtes loin. Mort. Les symptômes sont là. Vous êtes mort. Elle vous a tué. Jusqu’à ce soir, vous auriez pu mourir pour elle. Parfois, quand on croit fort quelque chose, cela arrive.
Vous l’apercevez revenir comme si de rien n’était. Avec ce sourire de femme amoureuse qui retrouve enfin son homme. Toute votre vie est contenue dans sa démarche. Chaque pas en forme de coup de feu. La musique est forte et pourtant, vous entendez chacun de ses talons fracasser le sol. Ça a toujours été comme ça. Même de votre cinquième étage, quand vous guettiez sa venue à la fenêtre, vous distinguiez le son de ses bottes au bout de la rue. Son sourire, son si joli sourire. On dirait un ricanement, un rictus de menteuse douée, sûre d’avoir berné son monde, certaine d’être la reine, de gérer. Ce même sourire qu’elle vous servait en vous suçant dans la salle de bain il y a quelques minutes, avant de vous laisser pour mieux vous exécuter. Vous aviez refermé votre braguette à la va-vite, avec cette précipitation des jeunes puceaux trop chanceux. Vous aviez émergé avec innocence, heureux, ailleurs. Vous vous sentiez spécial. C’est comme ça avec Marianne. On est spécial. Forcément. Vous aviez même oublié que toutes les pipes avaient lieu dans la salle de bain. La seule pièce qui ferme à clé. La cuisine pour la drogue, la douche pour la baise, le living pour l’assassinat. Sainte trinité des soirées.
Cette image qui ne vous quittera plus. Elle sera là, toujours. Vous savez trop bien comment ça va se passer. Les engueulades plus fréquentes, la méfiance, l’éloignement. Les soirées chez les copines à se faire consoler par les ex qui rêvent encore de se la faire. Les retours au petit matin avec des excuses de moins en moins travaillées, la défaite qu’on fera mine de ne pas voir, les tâches de sperme qu’on fera mine de ne pas remarquer, les gestes tendres inopportuns, gênants. Tout deviendra gênant de toute manière. Les dîners au restaurant à ne pas se parler, le portable qui bipe à tout va, les réponses à envoyer d’urgence, alors qu’elle ne vous répond plus depuis longtemps. La fin d’une relation est une partie d’échec jouée entre un novice et un expert. Seul l’un des deux sait quand l’autre sera mate. Seul l’un des deux sait quand l’enfer se termine.
Et quand l’enfer sera terminé, vous vous rendrez compte que ce n’est pas vous qui êtes mort ce soir-là, au milieu de cette soirée minable, mais votre couple. Vous regretterez d’être encore en vie. Quitte à vivre sans elle, autant mourir. Et puis plus tard, bien plus tard, vous vous y ferez, vous retrouvez la mauvaise joie du célibat. La « liberté ». Draguer une pouffe dont vous vous moquez en rêvant qu’elle vous serve le même sourire qu’une ex en vous suçant. Tomber amoureux de la première à être gentille avec vous. Retrouver un sens de l’ironie pour masquer le désespoir et la peur de finir seul. Et son prénom. Son prénom que vous prononcerez le moins possible. Marianne deviendra une « ex », Marianne deviendra sacrée. Un mot pour amis proches, un mot pour l’intimité. Vous en voudrez à toutes les autres Marianne, vous aurez envie d’aimer toutes les autres Marianne, de tuer toutes celles qui ne sont pas à la hauteur.
Vous savez que c’est ce qui vous attend. Juste avant, l’amour était presque éternel. Juste avant, vous finissiez une journée de baise dans une soirée avec la femme de votre vie. Maintenant, vous comptez les instants qu’il vous reste avec elle. Un couple meurt là, quand l’un des deux commence à attendre la fin.
Elle se colle à vous, attrape vos lèvres. Sa langue cherche la vôtre. C’est doux et glacial à la fois. Vous avez envie de pleurer. Vous auriez voulu y croire jusqu’au bout. Vous réveillez avec cette langue jusqu’à mourir de vieillesse. Crever dans ses bras divins.
« Ça ne va pas ? »
Elle vous a glissé ça à l’oreille. Ça vous fait bander quand elle vous parle à l’oreille. Vivre sans elle est impossible. Passer à autre chose est impossible. Chercher une autre Marianne est impossible. Mourir. Pour de vrai. C’est beau, ne pas survivre à un amour. Peut-être même que c’est une manière de le rendre plus vrai. Maintenant, l’amour est tellement tout, donc tellement rien. Peut-être que mourir pour lui, ça lui rendra son importance. Vous ne mourrez pas pour rien. Marianne, le monde. Surtout Marianne.
« Je vais mourir pour toi. »
Elle prend ça pour ces phrases d’amoureux qu’on croit mais qu’on ne met pas en œuvre. Sa langue contre la vôtre, sa langue autour de la vôtre. Quand on pense que le bonheur peut se résumer à deux langues qui jouent…