Double-vie
Ludmilla s’appelle en réalité Elodie. Ludmilla est un nom d’emprunt, un nom pour une double vie. Un nom pour la nuit. L’intersection des deux, le passage d’Elodie à Ludmilla, n’a d’existence tangible que dans l’historique d’un ordinateur. Le moment précis qu’elle appréhende à chaque fois. L’instant où elle note :
Identifiant : Elodie@gmail.com
Mot de passe : Ludmilla
Parfois elle se trompe. Parfois elle intervertit.
Identifiant : Ludmilla@gmail.com
Mot de passe : Elodie
Comment savoir ce qui l’identifie ? Ça change tout le temps. Et puis Elodie est le pendant de Ludmilla. Et inversement. L’une indissociable de l’autre. Comme les deux faces d’une médaille. Une médaille a toujours un revers. Sinon elle est hémiplégique. La nature toujours équilibre les choses.
D’abord, il y a Elodie. Elodie la femme parfaite, donc Elodie l’épouse impeccable. Grande maison, vaste terrain, époux respectable et gamins à peine turbulents. Elodie en voiture à coffre grande capacité. Elodie et sa vie bien rangée.
Réveil calé sur le départ de son mari. Ouverture des yeux précisément trente secondes avant la sonnerie du réveil conjugal. Faire semblant de dormir encore, lui faire croire qu’il ne fait pas trop de bruit. Il pourrait retourner la chambre s’il ne trouvait pas immédiatement un costume repassé. Un bon réveil se prépare toujours la veille. Par exemple, Elodie a réglé la cafetière en revenant du pressing avec le costume. Par exemple, Il boit en se réveillant la prévenance de son épouse. Avec la considération qu’on accorde aux choses normales.
Une heure plus tard, le petit-déjeuner des petits. Céréales et lait demi-écrémé pour Nathan, cacao et écrémé pour Timothée. C’est Lui qui a choisi les prénoms. Les emmener à l’école, Nathan en CM2, Tim au collège. Tim et son trilinguisme si précoce. Il aime le répéter à chaque cocktail. Son fils ou sa fierté. Avant aussi, Il brandissait Elodie à chaque pas. Fier comme un nabab du pétrole. Les mères sont différentes. Les femmes ont forcément plusieurs vies. En général, c’est successif.
Le matin, c’est la course : Ménage, courses, emmener les enfants, chercher les enfants, répondre au téléphone, faire briller, faire briller tout ça dont on se moque, cleaner un appartement qui nous répugne parce qu’on y est femme de ménage bénévole. Renier notre rôle est impossible. Tout ça, à un moment de sa vie, Elodie l’a voulu. Elle a signé pour, elle est passée devant le maire pour, elle est passée devant le curé pour, elle s’est bien habillée pour, elle a marqué le coup. Elle avait ses amies avec elle, presque jalouses. Ça, elle ne peut pas le nier.
Ludmilla est née un après-midi. Ludmilla est née quand Elodie a eu le temps. Un jour qu’elle n’était plus satisfaite par les faveurs d’un dimanche matin mensuel. Avoir le bonheur de se faire baisée une fois par mois, à heure fixe, franchement. Ça ne vaut pas le coup de se marier. Le mariage est parfois le moyen le plus abrupte de se rendre compte que la baise nécessite l’insécurité, l’inattendu, que l’orgasme ne souffre pas la planification. Elodie a signé un contrat avec Lui et avec l’Etat et avec l’Eglise. Un contrat où le « sexe » devient le « devoir conjugal », et qui l’engage à vie, devant la République et Dieu. Elodie était engagée, alors Elodie est devenue Ludmilla.
Ludmilla est différente. Ludmilla est en photo sur les pubs des sites pornos. Celles intitulées « femmes mariées cherchent une bite », celles qui promettent des rencontres coquines avec des chaudasses, celles qui emmerdent les branleurs internationaux en perturbant leurs va-et-vient manuels. Ludmilla suce quand Elodie est outrée par la moindre allusion avant minuit trente. Ludmilla répond à tous les pervers du net qui lui écrivent, et même elle les rencontre. Ludmilla est une femme moderne, mais en vachement perverse. Elle prend sur la vie toutes les revanches qu’Elodie se refuse.
Il n’a fallu que quelques mois à la ville pour se rendre compte qu’elle tenait là une perle, et à Ludmilla pour faire le tour de la question. Soirées échangistes, trips sadomasochistes, plans à trois, à quatre, à douze, à vingt-cinq. Latex, masques, bondage, cire brûlante, godes, fouets. Elle a même reconnu le sexe de son mari à quelques partouzes masquées. Quelques mois d’une destruction lente, brutale, et appliquée du corps d’Elodie. Elodie la vivante morte, Ludmilla la morte vivante.
Elodie est fatiguée. Elle s’est rendu compte depuis quelques temps qu’une double-vie revenait à vivre deux demi-vies. Ca ne peut pas la satisfaire, mais ça la fatigue. Elle s’est accordé un verre de blanc et une cigarette, assise sur sa terrasse baignée de ce soleil particulier du dimanche matin de printemps. Elle se dit que partout dans la ville, des hommes et des femmes prennent des petits-déjeuners romantiques. Elle se souvient qu’elle en faisait partie, il y a quelques temps. Disons plutôt quelques années. Maintenant elle cache sous un col roulé et un pantalon de lin son corps rougi par cette fête au conseil municipal. Fini les peignoirs de soie enlevés frénétiquement, fini les douches langoureuses et les petits-déjeuners à se dévorer les lèvres.
Ce matin, Elodie a tué son mari. Elle a tué Il, puis elle s’est levée et a pris un verre de blanc et une cigarette. Les enfants dorment encore, il n’est même pas neuf heure. Dans les rues quelques hommes reviennent de la boulangerie mal réveillés. Ils se sont permis de mal s’habiller. Ils savent que l’essentiel les attend dans leur lit. Paraître n’a d’importance qu’à partir du moment où il n’y a plus rien à montrer. Elodie exhale une bouffée de fumée. Elle se sent comme soulagée. Elle sent que ce pourrait presque être une bonne journée. Elle a un petit frisson en forme d’orgasme. Ce sera une bonne journée. Elle lui a fait payer ses rêves déchus, ses tromperies médiocres, sa vie sans exaltation. Elle lui a fait payer tout ça et bien plus. Il est mort. Dans le lit, les yeux fermés. Mort. Et surtout, le plus réjouissant, elle aussi. Morte.
Deux petites têtes passent la porte vitrée, les yeux tout endormis.
« Coucou maman!! »
« Allez, venez tous les deux! Laissez maman tranquille, on va lui préparer un super petit-déjeuner! Qu’est-ce que vous en dîtes? On va à la boulangerie? Allez vous habiller.»
Il traverse la terrasse pour lui déposer un baiser tendre sur la joue.
« On te rapporte des croissants aux amandes? » Voix mielleuse, on croirait presque à l’époux amoureux, à la famille épanouie.
« Regarde-le celui-là ! Comment peut-on sortir aussi mal habillé? »
Puis il s’est évanouit dans la maison.
Elodie sait comment ça va se passer. Elle sait les premiers mois insouciants, puis les premiers symptômes, le résultat des analyses et son visage qui se décompose. Elle le voit apprendre qu’il a le SIDA, apprendre qu’il va mourir sous peu, et commencer à compter les jours. Elle ne le verra peut-être pas, mais elle sait déjà que ce sera un grand moment.
Quant à elle, elle n’a jamais aimé les demi-mesures. Vivante à moitié, morte à moitié. Morte morte, elle sera bien mieux. Elle n’en doute pas. Elle sera bien mieux.