La vie rêvée
Des persiennes striées de lumière, un matin. Dehors est là, on entend le ressac, le mouvement régulier, tranquille, de l’océan. Les bruits sont chargés des odeurs d’embruns. Le monde et son immensité, et un voile de bois entre lui et nous.
Notre chambre est une nef baignée de soleil ; les lits du bord de mer semblent tanguer, les lendemains de fête. Les draps en pagaille, blancs, nos jambes emmêlées. Elle a la peau brune des italiennes du sud. Leur sensualité jusque dans le sommeil. Sa respiration a épousé le rythme des vagues, sa poitrine se presse et s’éloigne de mon flanc. Parfois, elle laisse échapper un petit son, comme si elle tétait, comme un bébé, comme si notre lit était l’utérus du monde. Faite venir Courbet, qu’il nous peigne à cet instant !
Chaque matin, ces mêmes rituels. Elle ouvre ses yeux embrumés, s’étire adorablement contre moi, son menton sur mon torse, sa jambe entre mes jambes. Puis son corps me caresse, ses pieds contre mes pieds, ses mains sur mon ventre, ses lèvres contre mes pectoraux. Je suis tout entier à elle, et elle me remercie d’être là. Elle s’offre à celui qui lui appartient. Nos corps iodés, encore endormis, se touchent, se caressent, se sentent, s’apprivoisent à nouveau, se reconnaissent. Chaque réveil est pareil à ces enfants qui se touchent le visage pour se rappeler qu’ils ont joué ensemble avant d’être séparés. Nous sommes deux enfants qui nous retrouvons après la nuit. Nous nous touchons pour reconnaitre nos peaux, nous goûtons, jouissons l’un avec l’autre, l’un dans l’autre, imbriqués, soudés, unis. 1+1=1. Le monde dehors, et nous deux dans le même œuf.
Plus tard, nous aurons ouvert les persiennes. Nous aurons laissé l’univers entrer. La nef ne sera plus que notre chambre, et l’extérieur une juxtaposition de couleurs fluos. Le ciel sur l’océan, bleus, la plage jaune et les arbres verts. Nous prendrons notre petit-déjeuner sur la terrasse en bois flotté, elle en kimono de soie ouvert, moi encore nu. Je fais partie de quelque chose ici, mon corps n’est plus que ce concentré de vie que j’offre à la nature et surtout à Giulia. Elle aura allongé ses jambes sur mes genoux en buvant son bol de café à petites gorgées, ses seins rassemblés entre ses coudes. Elle aura cette petite moustache que j’irai laper avant de l’embrasser. Je ne sais pas si c’est exactement le bonheur, disons le temps suspendu. Disons la vie réduite à ses essentiels. Quelques points de lumière dans le néant. Elle, moi, le reste.
Certains soirs de pluie, elle me lira des poèmes de Keats pendant que je masse son corps sucré.
Bright star, would I were steadfast as thou art –
Not in lone splendour hung aloft the night
And watching, with eternal lids apart,
Like Nature’s patient, sleepless Eremite,
The moving waters at their priestlike task
Of pure ablution round earth’s human shores,
Or gazing on the new soft-fallen mask
Of snow upon the mountains and the moors –
No – yet still stedfast, still unchangeable,
Pillow’d upon my fair love’s ripening breast,
To feel for ever its soft swell and fall,
Awake for ever in a sweet unrest,
Still, still to hear her tender-taken breath
And so live ever – or else swoon to death.
Et moi de lui réciter, léchant sa peau huilée, les mêmes vers, toujours et encore.
Tes yeux où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.
A te voir marcher en cadence
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.
Sous le fardeau de ta paresse,
Ta tête d’enfant,
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s’allonge,
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohème
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !
Certains soirs de pluie, elle se lovera contre moi dans un rocking-chair élimé. Nous boirons du Martini blanco en fumant de l’herbe. Les gouttes s’éclateraient tout autour de nous, et nous nous aimerions en silence, tanguant dans le chair comme des enfants qu’on berce.
Vous voyez ce que je veux dire ?
- Très bien, oui.
- Et bien c’est ça, la vie que je veux. Alors, que dois-je faire ?
- Ecoutez, si vous travaillez bien, je veux dire, beaucoup, vous pourrez vous payez cette vie deux ou trois semaines par an. Ça s’appelle les congés payés.
- Et quelle formation il faut ?
- Ça, ça dépend de l’océan que vous voulez voir au réveil. Mais pour un bel océan bien bleu avec des plages bien jaunes, il faudra bien travailler. Ingénieur, grandes écoles… Au moins !
- Ah.
- Et je ne garantie absolument pas que vous aurez une magnifique italienne qui boit son café en bol, avec la moustache de lait et tout. Ça, c’est rare, et ça ne dépend pas vraiment de la formation.
- Mais… et vous ?
- Moi ? Non. Ma femme vient de Valencienne. Et elle ne connait pas Keats…