Mauvaise Passe (4)
Je me souviens très bien du jour où Simon m’a présenté Antoine. Un début de soirée tranquille dans leur bar fétiche. Antoine était déjà installé. D’après Simon, j’allais trouver un homme fermé, intelligent et perspicace, asocial et misanthrope, mais qui devient agréable après quelques verres, éloquent et cultivé. Un alcoolique brillant, en somme. D’après Simon. Ce que je trouvai, c’est François Hollande, période Flambi. Un petit bonhomme un peu rond, teint pâle et poils sombres. Une élégance sobre. Simon était toujours très apprêté : cheveux presque gominés, chemise, cravate, blazer, manteau, bracelet, montre, pendentif. Une boutique sur pied. Pas un accessoire laissé de côté. Il avait retenu du principe de superposition qu’il faut superposer. Mais Antoine, lui, c’était différent. Antoine est monocouche. Même en hiver, il est monocouche. Une chemise un peu ouverte, souvent unie, un blazer et une montre. Une élégance d’intellectuel qui se moque de la mode. Une sobriété qui en impose soutenue par un regard d’examinateur intraitable.
Quand je suis arrivée, il buvait un Martini blanc. Son alcool de début de soirée. Il m’a saluée timidement, avec une voix presque en murmure. Puis il s’est rassis, massif sur sa chaise, sirotant son martini et fumant clope sur clope. Il nous observa un bout de temps. Il semblait persuadé qu’il ne faisait pas partie de ce monde. Qu’il était extérieur à tout ce qui se passait, qu’il n’était là qu’en observateur, pour examiner tout ça, analyser les choses, trouver une cohérence dans tout ce chaos. Après quelques verres, il est passé au whisky. Il a le sens de la progression, des apothéoses. Il veut des nuits sublimes. Rien d’autre que des nuits sublimes et dévastées. Au milieu de la soirée, j’aurais misé gros sur le fait qu’il m’avait cernée totalement. Ses yeux ne m’avaient pas lâchée, et n’avaient raté aucun détail. Il me draguait comme on drague une vieille amie. En appuyant là où il faut comme il faut. Il draguait toutes les femmes, après quelques verres. Il n’y avait qu’elles qui semblaient l’intéresser. Il faisait rire aux dépends des hommes, mais faisait rougir les femmes. Les jaloux se taisaient. Personne ne lui coupait la parole. Lui couper la parole revenait à jouer avec le feu. Et puis la soirée avait avancé, les couples étaient rentrés. Nous l’avions laissé devant le bar. Il rentrait seul. Ça paraissait son état naturel. On ne pouvait pas l’imaginer autrement. Simon m’avait bien dit qu’il avait vécu son grand amour, passionné, fusionnel et dévasté, qu’il en avait grossis, que ces nuits, c’était à cause d’elle, que depuis il n’y croyait plus, que depuis il observait, on ne l’imaginait pas se laisser aller à l’intime. Il était devenu quelqu’un qui connait les autres mieux que quiconque pour mieux se faufiler.
Et maintenant que moi aussi j’ai perdu mon amour, maintenant que Simon est mort, je crois bien que c’est le seul qui puisse vraiment me comprendre. Un homme comme ça, ça s’oublie, tu comprends, ça passe son temps à penser aux autres. Et là, j’ai besoin qu’on s’occupe de moi. Je n’y arriverai pas, sinon.