L'ange vain
11 Janvier,
Calcutta, trois Indiennes, deux Chinois, un Lituanien, et cinq Népalaises.
Calcutta et ses palais, Calcutta et le faste des dorures surfaites. Du jaune et du soleil partout. J’aime mon palais indien. Riche et vaste et caché. Les rires, les gémissements, la fête : tout résonne sous les plafonds hauts, sous l’éternité de la roche taillée. L’art des maçons antiques couvre mon univers de sa bienveillance. Le voici, mon monde. En dehors du monde, à côté, au cœur, au centre. Mon monde en noyau de votre monde. Mon monde caché ; je suis une société secrète à moi tout seul. Des corps jeunes et enchevêtrés, pureté de leur peau neuve éclaboussée de foutre, éclatante beauté des épidermes bariolés, tendus, duveteux comme les pétales de roses écloses à la rosée du matin. De la pureté, de la pureté, de la pureté.
02 Février,
Lima, six Péruviennes, trois Chiliens, deux Américaines et trois Américains.
L’humanité se divise en deux : les beaux et jeunes, et les autres. Les hommes-dieux d’un côté, les autres de l’autre. Les démiurges au matin de leur vie, et les autres : les moches, les infirmes, les vieux, les vieilles. Les anciens beaux. La beauté pure réclame de la précision : cueillie trop tôt, elle n’a pas le temps d’éclore, mais cueillie trop tard, et c’est le début de la putréfaction. Ne reste plus alors que le goût sucré et écœurant des vendanges tardives.
Ma recherche est un sacerdoce. Parcourir le monde et trouver la beauté. Chercher chercher chercher. Sans relâche, chercher. Cueillir le beau, le libérer, l’extraire du chiendent, mettre vite sous cloche cette rareté, c’est aussi difficile que sauver un grain sain dans un sac d’ivraie. Mais si je ne le fais pas, qui le fera ? Tous semblent s’accommoder de ce que l’humanité soit défigurée aux trois quarts, infestée, infectée, métastasée. Il suffit pourtant de voyager un peu pour se rendre compte qu’ils se regroupent, mes rescapés. Ils pressentent, consciemment ou non, qu’ils sont supérieurs, qu’ils ne font pas partie du même monde. Et n’étant pas du même monde, ils se regroupent, s’unissent, se protègent de l’agression constante d’un monde inesthétique.
Je ne peux pas les laisser à eux-mêmes.
22 Février,
Johannesburg, une Africaine, trois Français et deux Danoises. (Petite vendange)
Je suis un artiste. Un peintre des corps, post-modern surréaliste, cueilleur de pureté sur peau parfaite. Pureté, harmonie et stupre. Mélange des couleurs, mélange des langues, mélanges des sexes. Je peins sur toile humaine des tableaux en mouvement. Mes œuvres aux coins du monde. J’allie brun Congo et blond Copenhague, mes personnages flottent, lévitent – angelots magnifiques. Mon univers est un temps en suspension, le beau côtoie le beau, les peaux frottent, lascives, les peaux lascives. Corps en transe, en transcendance. Ma maison, mes tableaux, autant de temples et d’autels à eux, mes éphèbes, mes Aphrodite.
Ils sont moins nombreux cette fois, mais avec quelle grâce ! Ils jouissent sans retenu mais avec dignité. Ils sont dignes, voilà, ils sont dignes.
23 Juin,
Nos erreurs semblent les plus déterminées à ne pas nous lâcher. Elles reviennent, encore et encore, ne laissent pas en paix, rappellent, obligent au souvenir. Les erreurs sont des plaies mnésiques, des fléaux irrémédiables. La seule solution, pour leur échapper, est encore de ne pas les commettre. Les erreurs, souvent, portent des noms. Elles sont des personnes qu’on aimerait oublier.
La mienne, la seule, s’appelle Laurence Arnould. Je ne connais le nom d’aucun de mes rescapés, mais le sien me hante avec la régularité de mes escales françaises. Je ne sais comment, elle est là. Présentation secrète, elle est là, comme au courant des mes allers et venues hexagonales. Elle ne me lâchera jamais, je serai mort qu’elle se sera invité autour de ma tombe, lançant ses roses d’admiration et d’admiratrice fanées.
Laurence Arnould jouissant sans aucune dignité, criant trop aigüe dans ses gesticulations trop grotesques. Laurence Arnould, mon apprentissage, mon brouillon, mon esquisse. La lumière sans la beauté de la lumière. Froide, vulgaire. Regret.
24 juin,
Nîme, six Françaises, une Coréenne, deux Allemands, deux Anglais et deux Ecossais.
Laurence Arnould à un autre : « Non, ce n’est pas de l’eugénisme, ce n’est que des partouzes ! »
Laurence Arnould. Quelle abrutie !
Je sais maintenant pourquoi je me méfie plus encore de mes admirateurs que de mes détracteurs. La mélodie d’une admiration est toujours agréable, mais l’admirateur maladroit se transforme facilement en défenseur maladroit, plus efficace que toutes les rhétoriques assassines, plus destructeur que des Panzers hargneux. Les défenseurs maladroits, quelle plaie !
Elle a réduit ma vie à une profession d’organisateur de partouzes. Laurence Arnould pense que je ne fais qu’organiser des partouzes. La vulgarité du mot « partouze ».
« Ce n’est pas de l’eugénisme, ce n’est que des partouzes ». Ce n’est que des partouzes… Je devrais la faire brûler. Faire brûler tout ça, purifier par le feu. Libation et ablution et pyromanie salvatrices.
Bien sûr que c’est de l’eugénisme ! Qu’y a-t-il de mal ? Je veux un monde parfait, un monde où la jeunesse est aussi éternelle, absolue, que la beauté. Un monde esthétique, esthétisé, de grâce et de dignité, d’épidermes sans défaut, sans pli de vieillesse. Je veux le monde en jouvence. Des vingt ans éternels. Simplement, ça n’est pas possible. Simplement, trop de vermines. Je n’ai plus l’âge des grandes ambitions. Alors je réalise ce monde dans mes salons, sous mes plafonds ornés, je les peins dans la chair de mes vendanges. Je filme les rescapés de ma pensée, j’invite mes espoirs à table. Mes espoirs baisent entre eux, et mes œuvres vivantes porteront peut-être d’autres œuvres, l’espoir qui engendre l’espoir, mes tableaux aux coins du monde.
06 Août,
Prague, dix Tchèques, un Turc, cinq Bulgares, et Edgar.
Ai rencontré Edgar aujourd’hui. Grand gaillard celte et fouilleur. Archéologue du passé que j’adore. Bourru intellectuel. Ses mains sont des paluches. La bestialité du Sud autour de la distinction du Nord. Son corps une œuvre. Chef d’œuvre de contradictions sans compromis, de fulgurances sans pareilles. Une beauté capable de parler des celtes. Une beauté capable de parler des celtes. Une beauté capable de parler des celtes. Sois ma signature Edgar. L’élément central de mes tableaux, seule obsession, personnage récurant au milieu des visages anonymes.
Je lui propose de venir, mais il doit réfléchir. Son refus poli me ravit encore plus que ne l’aurait fait un oui enthousiaste. Il nous rejoindra peut-être à notre prochaine escale, en France. Pourvu que Laurence Arnould ne gâche pas tout.
07 Août,
J’ai hâte j’ai hâte j’ai hâte.
22 Août,
Toujours pas de nouvelle d’Edgar. La vie est une salope, beauté viciée aux accents de lumière. Pomme vérolée en néon blafard.
Ils m’ennuient, tous. Les Tchèques à amours tarifées, tellement habituées à faire montre de talents extravagants. Le naturel le naturel le naturel ! Leur beauté étudiée, masque difficilement le manque de grâce, mouvements saccadés, jouissance monoprix. Un jet, un manoir, la bouffe et les grands crus. Jeunesse ingrate. Jeunesse pas-belle à se faire enconnée-enculée pour la frime, ahanements grotesques, demi-molles, capotes qui claquent, champagne qui plope pour verser sur des seins vulgaires. Léchouilles léchouilles. Les sphincters-putes en médaillon de bâtons sans vigueur. Ils sont tous des Laurence Arnould. Ils profitent de la partouze en s’en mettant plein le cul, persuadés qu’ils sont d’atteindre le fondamental par leur fondement. Jeunesse au stade anal. Dégoût, vomissures de beauté, rebus de génie, détritus-art-contemporain, merdes-festival-d’Avignon, cacas esthétiques. Ma vie en toile de fond : qu’est-ce que je fous là ?
Edgar où es-tu ?
15 Septembre,
Paris, sept Français, huit Françaises, deux Belges, trois Suisses
La jeunesse est belle, en France. Les proportions s’inversent un peu. Il y a une sorte d’élitisme que n’a pas encore tué l’égalitarisme gaucho, et on tombe plus facilement sur des niches pures.
Edgar est là ! Edgar Edgar Edgar Edgar. Il est arrivé comme s’il était chez lui. Beauté de sa tignasse-bestiole. Il a les yeux doux. Tout chez lui transpire la bestialité, mais ses yeux sont doux, apaisants et bleus. Ses mains calleuses, pleines de vigueur, vont serrer des chairs tendres, palper des culs callipyges, fouiller des trous charmants, explorer la virginité d’orifices offerts. Ses mains-là vont malaxer mes œuvres, apposer l’empreinte indélébile, la marque celte, la trace de lui dans ce décor de moi. Ce décor à lui offert. Paul Langevin signera maintenant Edgar, au bas de ses œuvres. Paul Langevin et Edgar, l’un concevant, récoltant, cueillant, l’autre baisant, foutrant, enculant. Paul Langevin et Edgar, duo total, paire absolue, maçons nouveaux d’un monde nouveau. Paul Langevin en gynécologue de ce monde en gestation dans les testicules d’Edgar. Edgar la muse donnera naissance aux ambitions de Paul. Pour des siècles et des siècles.
16 Septembre,
Intrusion de deux amis d’Edgar. Je ne peux me résoudre à les éliminer. Tout ce qui touche à Edgar me semble sacré, je me fais bigot pour la première fois de ma vie, mais je peux toucher ma dévotion, la caresser du regard, divinité concupiscente emplie de stupre joyeux autant que de grâce infinie. Edgar-Apollon-Eros-Zeus. Comment ne pas comprendre deux amis qui le recherchent ?
Voici mon chef-d’œuvre, plein d’Edgar et de beauté, les deux apôtres qui gesticulent au milieu. Ma Cène, mon dernier repas. Comment quelque chose pourra conserver un goût après aujourd’hui. Mon Edgar, divin foutreur, éjaculateur magnifique, fécondant nymphes et naïades, réconciliant Rome et Byzance par la semence. Les deux apôtres, infertiles précoces, trop heureux pour dédaigner les beautés d’autour, produits archétypes d’un monde en déclin, invités à sublimer le mien. Le mien le parfait. L’Edgaresque. Des repas pantagruéliques, des collations gargantuesques, dans un monde Edgarien. Le voici, mon monde. Ma société secrète, mon sacerdoce. Collecter la beauté du monde, pomper la pureté, sauver ce qui reste des meubles, et l’offrir en offrande à Edgar. Repeupler la Terre de petits Edgar qui donneront naissance à d’autres petits Edgar. Grands et forts et celtiques et fertiles. Edgar-Adam, et moi Dieu.
Je m’appelle Dieu. Une vie à trouver mon nom. Voilà, 16 septembre, je m’appelle Dieu.