Combray ce soir
C’était un mardi après-midi d’été chaud. J’entamais mon week-end en suant à grosses larmes, entre rhume climatisé et chaleur insoutenable. Dehors l’orage pleuvait. En fait, de moi au ciel, de la route aux toits, tout coulait. Le monde était dégoulinant, crasseux, poisseux. Il tentait une énième ablution, et tout dans ce décor figé s’offrait aux grandes eaux.
La campagne a cette langueur que l’homme n’a pas su lui arracher, et qui s’accentue encore avec la chaleur. Les vaches ruminent encore l’herbe de la veille, les chèvres couvrent les champs du tintement de leur clochette. La campagne bruit en silence, comme une nappe d’ambiance. Elle parfume l’air d’un parfum léger de femme qui sait s’apprêter.
Je vais à Combray ce soir. Si j’en crois la première page du livre, c’est ma destination première. Je vais entrer dans un univers que je ne connais pas du tout, mais d’où ont perlé suffisamment peu de noms pour me fasciner. Aujourd’hui, j’entame la recherche du temps perdu, je vais du côté de chez Swann, lire le grand Marcel, juger de sa grandeur, vérifier ma petitesse. La décision s’est forgée au creux du hasard, en librairie. Rayon littérature française et couleur beurre frai de la NRF. J’ai toujours été fasciné par la NRF ; la majesté de ses couvertures sobres, cette couleur particulière, bien plus chic que le jaune de Grasset, ce mi-chemin entre la littérature vivante et la Pléiade. Bref, réédité, encore, j’irai me plonger dans les quatre-cent trois pages du premier tome de La recherche du temps perdu.
Sortir de Matzneff et Houellebecq et enchaîner avec Proust, garder Céline pour après, et ces romans non lus de Kundera qui reposent dans ma bibliothèque. Ma vie ne doit se résumer qu’à ça : côtoyer quelques noms et les univers qu’ils ont créés, voir le monde qu’ils voient ou ont vu, me nourrir de leurs mots, me sustenter de leurs fulgurances, y apporter, modestement, les miennes.
Mon corps est une bibliothèque en évolution constante. Un catalogue de savoirs, de sensations, d’émotions, de goûts, de sons, d’imbroglios indémêlables de femmes et de passions. Une bibliothèque que je veux remplir, combler, faire déborder. Les murs doivent craquer, le jour entrer, nu, clair, la nuit y régner, maîtresse incontestée des chairs. Je veux confondre Emma et Elsa, connaître Lamartine pour charmer Laure, et goûter Marine pour comprendre Aragon. Je veux de la poésie, découvrir Venise et Angkor Vat, prier des dieux que je ne connais pas et danser, danser. Danser.
Je veux être Dieu : capable de tout et surtout de rien. Accumuler les petits bouts de vie pour remplir la mienne, jusqu’à faire exploser la baudruche. Me foutre de la mort et aller voir comment on la célèbre ailleurs.
Voilà le voyage que je veux faire. Première étape : Combray.
L’homme frappe à la porte.
- Oui ?
- Vous êtes Swann ?
- Oui, pourquoi ?
- Bonjour, je ne vous connais pas. Je ne sais même pas ce qu’on dit de vous. Simplement, je sais qu’un hollandais a écrit une chanson sur vous. Je me suis dis que vous deviez en valoir la peine.
C’était un mardi, et le monde dégoulinait de partout. Il y avait du violon dans la torpeur campagnarde. Ravel avait un don. On lui commande une pièce de violon, et il compose Tzigane comme on écrit une lettre d’amour complexe. Il arrive, sous la plume de certains compositeurs, que le violon aime vraiment le piano.