OTTline

OTTline

Champagne pour une autre fois

J’aimais son salon à la nuit. La petite lampe à côté du canapé laissait les coins dans l’ombre. On voyait un peu la bibliothèque, on se voyait un peu. Juste ce qu’il faut. Le manque de lumière en dernière petite pudeur. Sa chevelure ébène enrobée de fumerolles. Mi-nicotine mi-encens. Elle était une petite flamme pas chétive du tout, brûlante dans la nuit et désirable.

C’était un salon lettré, empli de pages et de disques fourrés approximativement dans le mur-bibliothèque, une bibliothèque vivante, dérangée, foutraque, où s’entassait des nuits sans sommeil. Certaines vies ne veulent pas s’empiler gentiment. Dans ce salon plein de bois et de cuir, les meubles débordaient comme un aveu. Au centre, deux canapés brun noble piétinaient le sol persan, séparés par la table où je faisais mes devoirs parfois, pendant qu’elle corrigeait ses dissertations au bureau perdu au bout du mur. Nous passions des heures alors dans un silence feuilleté, à nous jeter de petits regards en coin, à se désirer au rythme des pages tournées, à s’aimer entre deux exercices. Parfois elle se levait dans un soupir, venait s’assoir à mes côtés, m’embaumant de parfum parfait, pour se reposer un peu. Ta dissertation était pas mal, quelques fautes de grammaire, mais l’ensemble est admirable ! Et elle riait en enlevant ses escarpins, se relevait pour la cuisine. Je vais nous servir un peu de vin qu’elle disait pendant qu’elle lévitait sur le parquet.

D’autres soirs, ce n’était plus les devoirs. D’autres soirs, c’était la découverte. Mademoiselle Triolet tamisait la pièce encore davantage. Une bouteille de Côtes Rôties, son vin favori, s’aérait à côté de deux verres. Je m’efforçais de servir comme elle me l’avait appris pendant qu’elle choisissait les vinyles. Ces soirs-là je découvris Bob Dylan, Janis Joplin, les Beatles, les Rolling Stones,  Bill Evans, Miles Davis, Mulatu Astatke, Ali Farka Toure, Brahms, Bach, Faure, Berlioz, J.J. Cale, Tom Waits, Bowie, Purcell, Chopin, Monk, Yes, les Pink Floyd, Jethro Tull, Dvorak, Cat Stevens. Simon and Garfunkel et Tchaïkovski. Elle choisissait le premier disque, posait le diamant dessus, et venait allonger ses jambes sur le canapé en fumant. Je m’en souviendrai toute ma vie. Quelques images suffisent à vous marquer un être. Son porte-cigarette tremblotant de cendre, ses pieds nus qui battent le rythme. Ses pieds nus qui battent le rythme.

D’autres soirs encore, elle lisait. Elle attendait toujours que la nuit fut tombée, que la pièce ne soit plus éclairée que de la façon qu’elle désirait. Elle savait que certaines choses ne se découvrent que dans l’intimité, qu’on ne partage réellement qu’à l’abri du monde. Les lumières restaient un peu allumées, entourant ma flamme de prof. Les Nocturnes passaient en fond, et elle lisait. Céline, Bataille, Matzneff, Nizon, Flaubert au son de sa voix suave. Des romances, des tragédies, des drames prononcés par la voix chaude d’une amoureuse sensuelle. En préambule toujours, Valery :

« Les mots sont des planches jetées sur un abîme, avec lesquelles on traverse l’espace d’une pensée, qui souffrent le passage, et non point la station. L’homme en vif mouvement les emprunte et se sauve. Mais s’il insiste le moins du monde, ce peu de temps les rompt, et tout s’en va dans les profondeurs. »

 

Elle finissait la lecture, et tout s’en allait dans les profondeurs. Elle buvait une gorgée millésimée, laissait ce silence qui est encore de l’auteur, et mesurait ses effets. Je demeurais coi, halluciné que j’étais d’apprendre que de telles phrases avaient été écrites, abasourdi que mademoiselle Triolet n’avait pas de monsieur Triolet, charmé comme moi. J’aurais tué pour être à ma place.

 

Ce soir-là, il y avait Husbands à la télé : trois hommes que la mort du quatrième a emplis d’une envie de vivre incompressible. Comme une façon d’envoyer se faire voir les derniers instants, comme une sensation qu’il faut flamber incessamment avant d’expirer. Je découvrais Peter Falk sans Colombo, Cassavetes et les années 70’s, alors qu’elle était allongée contre moi, la tête sur mes genoux qui ne respiraient plus. Ma main parcourait la peau de son bras aussi délicatement que possible. Elle m’avait demandé des chatouilles, et je faisais de mon mieux sans trop savoir ce que c’était, des chatouilles. Cinq pulpes effleuraient sa peau lisse. Trajectoires aléatoires. Respiration retenue pour mieux guetter. Même à cinq contre un, j’étais en infériorité numérique. Rien qu’anxieux à chaque millimètre. Combler un corps inconnu est périlleux. Ça me faisait l’effet d’un braquage, d’une effraction. Comme ces types qui écoutent les coffres forts pour ne pas déclencher l’alarme.

Il y avait sa peau et son parfum d’orange, furtif, intime. Peau lisse et brune, battements lascifs, veines à marée haute. Comme une aura sensuelle. J’étais englobé, condensé dans quelques millimètres de contact, petit être sous microscope à l’assaut. Les doigts qui tiquent quand je caresse la paume et les joies de faire réagir un corps. J’ai fait mouvoir des géants, lilliputien magnifique, Gulliver d’épidermes en autant de plages idylliques. Des continents Triolet offerts, parcourus les pays. La Main, son seul col pour le poignet, ses vallées mouvantes, ses dentelles manucurées qui vous caressent au passage, paratonnerres à coup de foudre. Le Bras, sanguin, charnel, où l’on danse la salsa sans penser à demain, et puis la Nuque. La Nuque où tout se conjugue au présent, où tout ne se joue qu’à l’instant, où l’on sent poindre des petites collines jeunes. Chef-d’œuvre du Créateur, de traits fins, d’arrondis harmonieux. De là on arrive facilement à la clavicule, petit parapet charmant, qui donne vue sur le continent tout entier. Descendre, descendre un peu vers ces plaines virginales qui préfigurent les beaux reliefs, explorer chaque millimètre cotonneux, ne jamais s’installer, s’échapper toujours. Le corps de mademoiselle Triolet est comme les mots de Valery, on l’emprunte et on se sauve. Sinon il se ternit, se pollue de notre présence, et s’en va dans les profondeurs. Insister, rien qu’un peu, et le charme se rompt, cette peau parfaite n’est plus vierge de nous.

J’étais arrivé, clandestin tendu, à effleurer la naissance de ses seins. Délicates gorgées de perfection, émouvantes de régularité. La vie se jouait là-dessous, inlassable, rythmique, qui semblait ne tendre que vers ces deux monts merveilleux. Toute une horlogerie fine rien que pour mon émerveillement, des millénaires d’évolution pour ce moment, pour tout supprimer d’autre que…

 

« Mais qu’est-ce que tu fais ?! »

-          Heu… rien. Rien pardon, je ne faisais pas attention.

-          Ouais. Ben tu arrêtes ça tout de suite. Et puis il est tard, j’ai une grosse journée demain, et toi tu as un contrôle en français. Allez zou, au lit !

-          D’accord, bonne nuit.

-          Bonne nuit qui ?

-          Bonne nuit maman.

-          Allez, viens me faire un bisou, et n’oublie pas de te brosser les dents, hein.

 

Les bises du soir, avant d’aller se coucher, faudrait un jour en parler. Les mères, on les embrasse comme on embrasse des inconnus, comme on accueil des invités qu’on ne voit pas souvent. Comme si c’était un peu honteux, au fond. Comme si toute notre vie n’avait pour seul but que de trouver la juste distance avec cette femme qui m’a mis au monde.



08/12/2013
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