OTTline

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Sur Anna Akhmatova, Nadejda Mandelstam, Le bruit du temps

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J’ai la preuve que les livres sont des êtres à part entière. J’en avais le pressentiment jusque-là, chevillé au corps comme une évidence persistante. Les livres sont des êtres à part, des petites choses qu’on rencontre comme on rencontre quelqu’un. Il y a les rencontres heureuses, les promesses d’entente durable, les coups de foudre instantanés, les échecs, les promesses non tenues. L’ennui qui s’installe parfois et qui éloigne à jamais. La pureté d’un style qui a fertilisé des phrases et des phrases. Les voyages ensemble à être ébloui, bouleversé, modifié. Des conquêtes de centaines de pages desquelles on sort tout altéré, restauré ou mis en doute. La dernière fois que j’ai couché, c’était avec des mots.

Il y a les rencontres fortuites. On écoute une émission de radio fétiche, on entend un nom, on apprécie ce qui se dit. On tend alors l’oreille, on note le nom et l’adresse. On veut voir par nous-mêmes. Rencontrer cet énergumène qui mérite d’être évoqué sur les ondes.

Bref, il y a quelques mois sortait, au Bruit du temps, un livre de Nadejda Mandelstam : Sur Anna Akhmatova.

Pour les quelques uns qui me connaissent un peu, il ne devait pas y avoir tellement d’espoir de voir quelque chose sortir de ma rencontre avec la poésie russe. Avec la poésie tout court, déjà, il n’y avait pas d’évidence. Mais certaines rencontres fonctionnent peut-être si bien parce qu’elles sont improbables dans leurs fondements.

Je parle de moi, je parle de moi, mais justement ! Le livre de Mandelstam est un recueil de souvenirs sur son amie Anna Akhmatova. Une sorte de biographie intime, mais sans être une biographie. Sans la précision factuelle d’une biographie, mais avec la vérité fondamentale de l’être qu’on raconte. Et dans ce type de récits, la personne qui se dévoile le plus, celle qui apparaît en creux, en filigrane, entre les lignes, c’est l’auteur. Dans le livre de Félicité Herzog sur Maurice Herzog (Un héros, Grasset), j’avais plus été ému par le destin de Félicité que par celui de son père. Une femme qui essaie de vivre sa vie entre les ombres écrasantes d’un paternel héroïque et tyrannique et d’un frère mort. Je ne sais pas pourquoi, je trouve toujours intéressants les gens qui décident de raconter la vie des autres. Il y a là-dedans des mécanismes qui me touchent.

Chez Nadejda Mandelstam, on en est à une forme de paroxysme. Nadejda Mandelstam, épouse d’Ossip Mandelstam, et amie intime d’Anna Akhmatova. Deux des plus grands poètes russes du XXème siècle, deux personnalités très fortes et particulièrement persécutées par le régime soviétique. Nadejda qui a appris à apprécier la poésie grâce à eux, qui a appris par cœur les vers de son mari pour qu’ils ne disparaissent pas dans un énième autodafé. «  Le plus important, c’était de tout garder en mémoire – si jamais on m’envoyait dans un camp, que me resterait-il là-bas, si j’oubliais les poèmes ? ». Nadejda qui devait exister entre ces deux-là. Exister pour elle-même. Dépasser le « Vous êtes tout ce qui nous reste d’Ossip. » que lui lançait Anna après la mort de Mandelstam.

 

Voilà ce qu’est pour moi, d’abord, ce livre. Le récit d’une femme qui existe entre deux génies.

 

Et puis il n’y a pas que cela. Et puis, il y a la poésie, qu’elle décortique, le verbe de Mandelstam, la poésie d’Akhmatova, les théories des symbolistes, la dissidence des acméistes. Et puis, il y a la liberté, la morale, la philosophie de Rosanov et un peu de Nietzsche, et puis l’amour, forcément compliqué quand on a peur tout le temps.

« Elle fumait comme une folle, cigarette sur cigarette, parce que dans l’épouvante de la nuit, quand on ne sait pas ce qu’il est advenu de son fils et qu’on a peur de s’endormir, seules les cigarettes aident à retenir un hurlement sauvage de bête. »

Dans ce court récit de 150 pages tout au plus, hors notes et annexes, Nadejda Mandelstam aborde tous les sujets que j’ai cités plus haut, mais tente de livrer aussi son analyse sur les raisons de l’avènement des totalitarismes du XXème siècle. Elle raconte, réfléchit, se souvient, et chacun de ses mots est sous l’ombre du soviétisme, Staline est présent à chaque page. C’est intelligent, plutôt fin, et inquiétant quand on fait le parallèle avec notre époque.

Mais Sur Anna Akhmatova est surtout un drame, un récit de vie où tout est chaotique, tout est extrême, des trahisons, des pardons, de la peur, toujours, et qu’il faut ressentir absolument pour rester humain, pour être sûr qu’on a les yeux grands ouverts toujours.

Voilà ma rencontre. Et dans cette courte liaison, j’ai été ému, touché, heurté, terrifié, inquiété, intranquille. J’ai ris (Mandelstam est presque cruelle quand elle évoque d’autres poètes. Elle m’a fait penser à ces femmes de salon du XVIIIème siècle, qui assassinaient à coup de bons mots des réputations frêles), j’ai pleuré. Que demander de plus ? Je ne me souviens plus la dernière fois que quelqu’un m’a fait passer par tous ces états, par ce degré d’intensité dans chaque émotion. Et même, j’ai lu peu de livres qui m’ont autant ému qu’interpelé, ou qui m’ont dit autant en si peu de pages. C’est une sorte de rencontre tragique, de celles que je préfère, définitivement.



10/01/2014
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