L'amnésiaque
Je me réveille chaque matin en amnésique hirsute. J’ai pris garde, un jour, de ne pas trop me retourner sur moi. De vivre avec les deux dernières semaines en tête. Pas plus. J’ai espéré un après-midi que mon passé m’habiterait toujours, qu’il faisait partie de moi, que je n’avais plus à y penser. Et puis je n’y ai plus pensé.
Ma vie est un oubli. Un élan vers l’avant permanent. Les saveurs s’effacent immédiatement, les sons réapparaissent quand je les entends à nouveau. Les visages reviennent toujours. Ma vie est une sensation de déjà-vu. Je ne me souviens de la prochaine chanson qu’en écoutant la fin de celle-ci.
Je me réveille chaque matin en amnésique hirsute, en Alzheimer moderne. La peau contre la mienne a plus de consistance que mes plus grandes passions, remplie de la substance du présent autant que mes passions sont désincarnées. Sandra dort, Sandra a passé la nuit ici. Sandra a un goût dont je ne me souviens pas, déjà plus. Sandra va se réveiller et partir. Elle va me laisser seul. Sec.
Je bois un café en lisant le journal. J’aime bien l’image de moi buvant un café et lisant le journal. Ca fait partie de ces images de film qui m’attirent. Un traveling en musique, ces petites pastilles entre deux situations. Comme les séquences où le champion s’entraine, où l’on condense une relation en quelques images fortes. Je rêve de cinéma. J’aimerais que ma vie ressemble à un film américain. Qu’elle devienne, pour quelques images, un peu glamour. J’aimerais être filmé par moi, que mon existence se résume à 1h30 avec une belle photographie. Les bonnes lumières sur les bonnes situations. Des dialogues primordiaux et des chansons émouvantes.
Je me réveille chaque matin terrifié par cette journée qui s’annonce, par ce lendemain incertain. A ne pas savoir d’où je viens, je ne sais plus où je vais. Je suis pris dans la rotation universelle à tel point que je ne sais plus bouger. A quoi sert de se débattre quand on ne rattrape jamais rien ? Quoi qu’il arrive, ce soleil qui s’est levé à l’est va se retrouver de l’autre côté. Quoi qu’il arrive, je serai couché dans ce même lit quand cela arrivera. Les choses arrivent et reviennent sans cesse, à quoi bon s’en souvenir ? Une autre viendra dont j’oublierai le goût, si bien qu’il m’est impossible d’être sûr qu’elle n’avait pas le même que la précédente. N’ont-elles pas la même saveur ? Ne laissent-elles pas les mêmes traces, la même marque dans mes draps ? Si je vivais un film, je pourrais rembobiner. Mais à l’heure du numérique, qu’y a-t-il à rembobiner ?