La convocation
C’est étrange, les convocations. Ça vous ternit une journée immédiatement. Vous rentrez chez vous, fatigué de cette bonne fatigue des journées de travail harassantes, mais fructueuses, un peu fier avant d’aller vous coucher. Vous vous dîtes que ce n’est pas tous les jours qu’on est fier de son boulot, vous descendez de votre voiture avec ce sourire des gens heureux. La suite surgit de votre boîte aux lettres. Une enveloppe, marquée ecopli. Genre facture, genre lettre normale.
Jusque là, vous avez encore le sourire. Jusque là, vous fredonnez le dernier morceau qui passait à la radio, en pensant à vos petits exploits. Vous vous dîtes, demain je ferai peut-être encore mieux. Vous vous dîtes, je vais appeler Odile, c’est un jour à l’inviter à dîner.
La lettre s’ouvre facilement. Comme si on l’avait déjà ouverte. Commandez quelque chose qui vous fera plaisir ; ce sera la chose la plus difficile à déballer. Mais cette lettre, là, s’offre à vous.
« Commissariat de Sécurité Publique », « Sureté Départementale », « Brigade Economique et Financière », « enquête vous concernant ».
Vous êtes du genre zen, mais il faut avouer qu’ils ont mis le paquet. Convocation trois semaines plus tard. Le temps de cogiter. A la réception de la convocation, vous vous sentez déjà en interrogatoire. Une menace pèse, que le mauvais flic vous a balancée, une épée de Damoclès plane, vous êtes intranquille. Même pas le bon flic pour contrebalancer, rien qu’un bout de papier froid, définitif, intransigeant. Odile attendra, les dîners attendront, la fierté repassera. Ils ont poussé le vice jusqu’à ne pas vous dire de quoi il s’agissait. Tous les écarts tournent dans la tête, du plus grave au plus insignifiant. La loi soudain interdit tout, la police voit tout.
D’abord, vous relativisez. Ce n’est rien de plus que cette petite contravention à payer, rien qu’un petit rappel à l’ordre républicain, une tape sur les doigts salvatrice. Un petit chèque et des excuses bien sincères. Je ne le referai jamais, tout étourdi que je suis !
Mais les convocations sont plus tenaces. Tous ces sigles, ces appellations, pour une contravention impayée ?
Sur internet, vous cherchez « Brigade Economique et Financière », « Sureté Départementale », « Sécurité Publique ». Rien de rassurant. Damoclès vous tient en joug.
Vous vous couchez avec le bilan personnel des deux dernières années. Bilan financier surtout, puisque c’est la brigade financière qui vous convoque. Vous savez que vous n’êtes pas tout à fait blanc, mais à quel point ? Jusqu’où tout cela peut-il aller ? Vous rêvez de dire demain : je peux rembourser ! et que cela suffise. Et comment s’organiser pour la convocation ? C’est un lundi matin, à 9h30. En plein boulot. Et que dire ? Donner les vrais motifs ? Passer pour un délinquant avant même de savoir de quoi il en retourne ? Et si on vous virait, par précaution ? Au boulot, vous êtes irréprochable, mais nouveau !
Et puis s’il ne suffisait pas de rembourser ? Si les choses allaient plus loin ? S’il y avait plainte, tribunal, prison ? Vie ruinée, départ à zéro, casier judiciaire sans virginité ?
Vous n’arrivez pas à dormir, mais les choses fusent en-dedans. Vous vous voyez en prison, réclamant simplement du papier et un stylo. Vous n’écririez pas sur votre incarcération, ni sur l’enfermement. Non, vous profiteriez de tout ce temps pour écrire ce roman que vous n’avez jamais vraiment attaqué. Vous préférez oublier les reportages et les statistiques sur la surpopulation carcérale. On se méfierait un peu de vous et de votre silence. A votre sortie, vous vous exileriez à l’est avec vos maigres économies. Aller vivre en Hongrie, Bulgarie, trouver un petit boulot, se faire oublier de l’occident.
Votre vie ferait un beau film, avec des femmes baltiques et magnifiques, le travail pour pas cher et l’écriture toujours. Devenir un fantôme est séduisant, quand il y a un film pour en parler.
Mai vous vous dîtes que vous n’êtes pas un délinquant, que vous ne savez pas faire, que vous avez la boule au ventre pour un ticket de tram non payé (est-ce simplement cela ?). Vous ne savez pas de quoi il s’agit, mais vous savez déjà que vous n’en réchapperez pas, que vous allez vous liquéfier devant les preuves accablantes, devant ce flic et son ton bienveillant mais ferme. Vous avez l’impression de savoir ce que ressentent les morts en sursis, de pouvoir commencer à compter ces trois semaines comme les trois dernières d’une vie que vous trouvez bien trop courte.
Au fond vous hésitez entre la peur de n’être plus une oie blanche, raisonnable, dans les règles, et l’envie de toujours de faire partie des mauvais garçons. Cette envie des gens de bonne famille en mal d’excitation, qui cherchent l’interdit sans oser l’atteindre. Au fond, vous vous dîtes que vous êtes ridicule.
Ridicule, mais insomniaque. Voilà la force des policiers. Ils vous envoient des convocations qui remettent toute votre vie en jeu.