La Superbe (1) : Débuts prometteurs
J’ai toujours adoré les avants. Tout ce qu’il y a avant d’entrer dans le sujet. La moindre circonvolution. La tournée autour du pot, plutôt que le pot. C’est ce qu’il y a de plus superficiel, de plus futile, donc de plus essentiel et de plus beau. Demandez à n’importe quel coureur du 100 mètres, je suis sûr qu’il vous dira que la plus belle course est celle qui se passe dans sa tête. Le film qu’il s’est préparé et qu’il se visionne avant d’entrer dans le stade. Le reste n’est que la réalité. Crue et terne. Une médaille n’est jamais plus belle qu’avant de la décrocher. Après, elle passe du rêve de gosse à un simple morceau de métal coloré. Après, on se met à rêver à la médaille suivante.
Si je vous raconte tout ça, c’est que, précisément, je vis un avant. Du genre superbe, du genre qui change une vie. Quand elle ouvrira la porte et qu’on commencera à s’aimer comme jamais personne ne s’est aimé, qu’elle fera cette minuscule rotation du poignet sur la clenche, avant la lumière, ma vie aura déjà changé. Elle m’aura déjà servi ce sourire dont elle a le secret. Comme un soleil sur l’Alaska. Un truc rare, brillant et superbe. J’aurai déjà joué à attraper son regard et gagné ses oui murmurés pour que personne n’en vole la magie. On se sera initié ensemble, dans la chaleur hésitante d’une couette qu’on aura enroulée comme un refuge. On sera devenu adulte l’un avec l’autre. Juste pour s’aimer toute la vie ensuite.
Me voilà devant son immeuble, et j’ai la sensation d’être déjà devenu l’adulte que je souhaite. Pour elle. Tout est désormais bouleversé dans ma tête.
Bien sûr, mes doigts tremblent. Bien sûr, je n’ose pas appuyer sur le bouton de la sonnerie. L’avant est si magnifique parce qu’on y fait de la réalité ce qu’on veut. Mais appuyer sur la sonnette, c’est la frontière. L’instant suivant, la réalité reprend le dessus. L’instant suivant, je ne serai plus cet étalon magnifique qui la fera rêver jusqu’à son dernier souffle, capable de faire d’une pizzeria miteuse un restaurant gastronomique. L’instant suivant, l’amour ne dure que trois ans, et moi, je suis incapable d’être aimé plus de deux semaines. Je ne serai que ce type pas bien dans ses baskets, au bras tendu mais hésitant. Celui un peu rabougri dans cette cour intérieure, qui n’ose pas presser un bouton microscopique. Celui qui regarde l’heure, et qui décide d’attendre le moment pile du rendez-vous là, devant l’interphone de l’immeuble. L’œil rivé sur sa montre.
Mais croyez-moi, il faut au moins cela pour être digne d’elle. Je suis certain qu’au moment où j’attends la lumière, d’autres se tranchent les veines de ne pas avoir accroché son sourire. Et pas seulement des petits puceaux comme moi, mais des hommes, des vrais. Des qui buvaient du whiskey pour oublier les valises de chagrins qu’ils avaient sous les yeux avant de la croiser. Des qui se sont blindé le cœur, qui savent comment ne pas se faire avoir. Mais voilà l’effet qu’elle fait, Mathilde. Elle passe devant vous dans la rue sans vous voir, de sa démarche gênée de femme sublime qui ne veut pas être vue, et déjà vous pourriez assassiner le président ou votre mère pour un instant à lui tenir la main. J’en ai connu un ou deux qui voulaient lui servir de tapis rouge. Pour être remarqué. Sans espoir aucun.
Et me voilà, moi, propulsé star du campus pour une soirée volée. J’ai eu le courage inouï d’insister un peu. Elle a accepté pour se débarrasser de moi. Les femmes gentilles sont les pires. Elles ne veulent pas vous faire de mal, et font espérer votre peau qui n’en demande pas tant. Elles entrouvrent des portes qui resteront fermées de toute manière.
Et me voilà, moi, apposant enfin le doigt sur ce microscopique bouton. Le sésame suprême. Elle répond à l’interphone. J’entends sa petite voix grave et posée, toujours en murmure, me demander qui je suis. Qui je suis ? L’homme qui t’aime à en mourir ! L’homme prêt à en décimer des centaines d’autres pour que cette soirée ait lieu, pour que tout se passe bien et que l’on commence à s’aimer. Celui que tu pourras piétiner sans jamais qu’il ne pense à s’éloigner de toi. Celui chez qui tu pourras venir te faire consoler, même après le massacre. Raphaël. Tu sais ce que cela veut dire, Raphaël ? C’est de l’hébreu, et ça signifie « Dieu a guéri ». Et j’ai une sacrée certitude qu’il te couve pas mal, Dieu. Il t’aime beaucoup, lui aussi. Un peu trop, lui aussi.
Elle a ouvert la porte. Qu’on m’appelle des prêtres, des rabbins, des imams, ou toute personne compétente pour les morts en sursis. Je sais que je ne respirerai plus au moment où elle apparaîtra. Je sais que je ne voudrai plus respirer au moment où elle disparaîtra. Qu’on fasse venir U2 pour ce moment. Il me faut quelque chose de solennel. Un truc qui en jette. Quelque chose de valable.
Me voilà devant sa porte. Sa porte est bleue. J’adore les portes bleues. Toutes les portes devraient être bleues. C’est rassurant, le bleu. Et puis c’est la couleur du large. La couleur de l’aventure, de l’océan insurmontable, de l’inconnue à perte de vue, de la solitude aussi. Comme sur l’océan, je me sens l’élu. Comme un marin que l’océan ne boufferait pas tout de suite, cette porte me laisse en paix. Pour l’instant. Elle me laisse avec l’espoir d’être observé par le judas. Oui, j’attire son attention. Oui, elle me regarde par le petit dispositif. Oui, si elle ouvre, c’est que je lui conviens !
La clenche fait un petit cliquetis en s’abaissant. Oui, ma vie a déjà changé. L’avant, que je vous dis. C’est l’essentiel. Mais ma vie n’est rien, face à ce petit cliquetis. Ma vie a disparu, d’un coup. Volatilisée.