Le photographe (1)
Je ne sais que photographier. Rendre compte des êtres à un moment donné, dans une situation précise. Décrire des arrêts sur image. Rien de plus. Le mouvement m’est étranger, l’évolution impénétrable, le changement inextricable. J’englobe l’Homme dans son immobilité, il m’échappe dès qu’il ne stationne plus. J’aime l’Homme assis, vautré, prostré, si classique, si lisible, si prévisible. Faites le lever ; un homme nouveau, un autre. Je reconnais ses souffrances, ses espoirs, ses envies, ses faiblesses. Bien sûr. Je sais encore tout ce qui le constituait à l’arrêt. Mais lui m’échappe désormais, si bien que l’Homme n’est pour moi qu’une créature capturée immobile, comme un livre que le vent rend illisible.
J’en ai fait un roman : Le photographe, vendu aux éditions de Minuit. Il se vend bien, d’ailleurs, si j’en crois le nombre de dates de signature prévues.
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J’aime cette odeur de stupre des draps souillés. Cela console des matins difficiles entre des lèvres maladroites. J’aime les résurgences de la nuit, tout ce qui prouve qu’il s’est passé quelque chose avant cette lumière crue, avant les petits yeux et les gueules de bois qu’on n’a même plus. Le parfum de sexe n’est pas preuve de belle vie, mais c’est la preuve d’une vie. Parfois, juste la vie, c’est suffisant. Disons plutôt : on s’en accommode.
J’ai lutté toute la nuit contre les sables qui enserrent ses reins. L’étudiante en droit semble avoir le bassin rigide. Peut-être est-ce affaire d’expérience, ou de géographie. A Strasbourg, elle a le bassin fécond, mais gelé.
Je ne peux pas lui reprocher son dévouement, l’inquiétude qu’elle a à l’égard de mon plaisir, son zèle à me faire jouir. Elle s’est levé il y a quelques instants, a lancé la cafetière bruyante, et est revenue. Depuis, elle entreprît de me réveiller entre ses lèvres. Me redonner vie par mon vît, me sucer jusqu’à me redonner l’envie. Ses cheveux en arrière, tenus par la pince crocodile qu’elle garde sur la table de chevet pour ces occasions, elle aspire, pompe, descend et remonte, branle lentement avant de branler frénétiquement. La jeunesse est pareille, dans l’occident ; elle compense le manque de sensualité par une technique irréprochable, étudiée, disséquée. Les mouvements sont mécaniques, pas de réelle envie, même pas de plaisir particulier, juste une exécution méthodique des gestes appris. Des dizaines de queues à l’entrainement, pour pouvoir sucer un auteur correctement.
Elle est jolie pourtant, pleine de charme. Mais ses grands yeux plantés dans les miens pour vérifier qu’elle ne s’étouffe pas pour rien me rappellent sans cesse que ma bite est toujours à moi, qu’elle ne me possède pas. Elle me fait plaisir. Pire, elle me demande de juger son talent, vérifie mon approbation, scrute la moindre perte de rigidité. Je sais qu’une pipe est ratée quand je m’appartiens encore. La pipe n’est pas affaire de soumission, mais bien de domination. Voilà la leçon de la première de mes femmes. Et ma petite étudiante aux yeux humides d’y être allé trop fort se soumet avec une déférence qui la déshonore. J’admire sa dévotion extrême, mais elle affadit mon réveil comme elle a affadi ma nuit.
Le rictus de dégoût quand elle avale mon sperme semble résumer notre relation éphémère.
L’avantage, avec les étudiantes, c’est qu’elles ont des emplois du temps qui ne permettent que très rarement de rester au lit. Ainsi, elles congédient avant même le temps des excuses médiocres. Pas de simulacre amoureux, pas de dernier baisé. Juste l’urgence d’une douche, et l’urgence que je m’en aille.
Sur le chemin de mon hôtel, je pense à l’occident. J’imagine tous ces types, pas célèbres, qui séduisent plus difficilement que moi. Que doivent-ils faire pour obtenir si peu ? Quelles stratégies, quels efforts, quelles courses, quelles batailles, pour des plaisirs frelatés ?
Note pour mon journal : - il est 8h00, et j’erre dans une ville endormie. Endormie sur combien de sommiers insatisfaits ? Combien d’adultères sont rêvés dans cette rue que je traverse ?
- Je présente mon livre dans onze heures, et ce soir, je quitte cette ville sinistre aux étudiantes ensablées.